Section II :
L'intervention du législateur
L'inexécution d'un jugement administratif par les
collectivités locales peut être conséquence de
l'intervention du législateur. Il s'agit, en effet de ce qu'on appelle
la validation législative.
En sollicitant l'aide du législateur, les
collectivités locales deviennent invulnérables au contrôle
du juge administratif.
On examinera, dans un premier temps, les principes relatifs
à l'exécution des jugements à l'égard des
collectivités locales (paragraphe I), pour constater, dans un
deuxième temps, l'inefficacité des moyens classiques
d'exécution à l'égard des collectivités locales
(paragraphe II).
Paragraphe I : Les
principes relatifs à l'exécution des jugements à
l'égard des collectivités locales
Deux principes fondamentaux régissent
l'exécution des jugements. Le premier est celui de l'autorité de
la chose jugée qui s'attache à ces jugements, le second est celui
de leur force exécutoire (A). En pratique, l'application de ces
principes aux collectivités locales se heurte à un obstacle plus
ou moins justifié : celui de l'impossibilité d'user de la
force pour faire exécuter un jugement par les collectivités
locales (B).
A. L'affirmation de l'application des
collectivités locales des principes régissant l'exécution
des jugements
Lorsqu'à la suite d'un recours en indemnité, une
collectivité locale partie au procès est condamnée
à payer une somme d'argent, cette condamnation impose à elle,
aussi bien en raison de l'autorité de la chose jugée qui s'y
attache (effet formel) (a), que parce que la décision est formellement
revêtue de la formule exécutoire (effet matériel) (b). Les
collectivités locales, comme toute autre partie, est tenue par le double
effet formel et matériel attaché aux décisions de justice,
du moins théoriquement.
a) L'autorité de la chose jugée
s'applique aux collectivités locales
Il s'agit ici de l'effet formel des décisions
juridictionnelles. A la différence de l'effet matériel, l'effet
formel n'est acquis que pour les décisions définitives,
c'est-à-dire après l'épuisement des voies de recours ou
après l'expiration des délais des recours. Le jugement ou
arrêt passé en force de chose jugée a la valeur de "
vérité légale". Il s'insère définitivement
dans l'ordonnancement juridique et ne peut plus être remis en question,
ni directement ni indirectement, ni par voie d'action ni par voie
d'exception
En général, et plus particulièrement dans
le cadre du contentieux de l'indemnité, l'autorité de la chose
jugée est relative. Ce qui signifie qu'elle lie uniquement les parties
dans l'instance .Cette règle est par ailleurs inscrite dans l'article
451 du dahir des obligations et contrats du 12 août 1913 [31]. En
application de cette règle, lorsque la chose jugée s'impose aux
collectivités locales, cette dernière est liée par elle au
même titre que les particuliers [32].
En conséquence s'agissant des collectivités
locales qui ont été déclarées débitrices
dans un procès verbal doivent payer les indemnités auxquelles
elles ont été condamnées. Si, les collectivités
locales sont tenues par l'autorité de la chose jugée, il y a
également une obligation de principe pour ces collectivités
locales d'exécuter les décisions de justice qui les
condamnent.
B) La force exécutoire des décisions
juridictionnelles s'applique aux collectivités
locales
C'est l'effet matériel, les décisions
juridictionnelles sont exécutoires. Pour cela, il n'est pas
nécessaire qu'elles aient un caractère définitif, puisque
les voies de recours n'ont pas toujours un effet suspensif.
Le caractère exécutoire des jugements et
arrêts existe à la fois à l'égard des particuliers
et des collectivités locales, avec des conséquences
différentes pour ces dernières :
Ø A l'égard des particuliers, les
décisions de justice sont exécutoires par la force.
l'administration, qui dispose de la force publique, doit prêter son
concours à l'exécution des jugements et arrêts, en
application de la "formule exécutoire" [33]. Ce principe est assoupli
par la jurisprudence en raison de circonstances particulières.
Ø A l'égard des collectivités locales,
les décisions juridictionnelles sont également
exécutoires, c'est-à-dire qu'il y a obligation pour les
collectivités locales d'exécuter le jugement ou l'arrêt qui
les condamnent. Mais ce n'est là qu'une affirmation de principe.
[31] B.O du 12 septembre 1913.précité
[32] C.E.13 juillet 1962, Brérat de Boisanger, A.
J.D.A1962, p. 572.
En effet, le caractère exécutoire est
réalisé en pratique par l'apposition de la "formule
exécutoire" sur tout jugement ou arrêt. A ce sujet, il existe une
différence qu'il faut signaler, entre le Droit français et le
Droit marocain.
En France, en raison de l'existence de deux ordres de
juridictions, il y a deux formules exécutoires. Celle des jugements de
l'ordre judicaire prévoit l'usage des voies d'exécution de Droit
commun. La formule exécutoire des jugements administratifs, elle est
différente. Elle exclut l'usage de la force publique contre les
collectivités locales. La formule "prêter main-forte à
l'exécution"y est absente.
Au Maroc, une seule et unique formule exécutoire
existe. C'est celle contenue dans l'article 433 du code de procédure
civile de 1974 : « Toute décision de justice
susceptible d'exécution est notifiée sur réquisition de la
partie bénéficiaire de la décision ou de son mandataire
selon les conditions prescrites par l'article 440 ci- après.
Cette notification est faite au moyen d'une expédition
comportant l'intitulé prévu par l'article 50 et la formule
exécutoire, signée par le greffier et revêtue du sceau du
tribunal.
La formule exécutoire est ainsi
rédigée :
En conséquence, Sa Majesté le Roi mande et
ordonne à tous agents à ce requis de mettre ledit jugement (ou
arrêt) à exécution ; aux procureurs
généraux du Roi et procureurs du Roi près les diverses
juridictions d'y tenir la main, à tous commandants et officiers de la
force publique de prêter main forte lorsqu 'ils en seront requis. Les
parties en cause peuvent obtenir de simples expéditions
certifiées conformes par le greffier » [34].
Toutefois, malgré la lettre et le caractère
général de cette disposition, il ne faut pas conclure que l'on
puisse faire exécuter les jugements à l'encontre des
collectivités locales par les voies d'exécution de Droit commun,
dont l'exécution par la force.
Le problème de l'exécution se pose alors
acuité ; et cette situation est d'autant plus grave qu'il n'existe
aucun moyen pour forcer les collectivités locales à
exécuter les jugements qui les condamnent.
[33] C.E. 10 février 1950, Consorts Perrin,
Décret.1950, p.457
[34) B.O n° 3230-bisdu 13 ramadan 1394(30 septembre
1974), p.1305
B. L'impossibilité d'user des voies
d'exécution forcée contre les collectivités
locales
Il n'existe aucune voie d'exécution forcée
à l'encontre des collectivités locales. A cette règle
rigoureuse, qui a des justifications théoriques et pratiques (a), on
trouve cependant quelques exceptions relatives, il faut le dire, à des
cas limites (b).
a) Enoncé et justifications de la
règle
En matière civile, le bénéficiaire d'une
décision de justice peut obtenir son exécution en usant à
l'encontre de son adversaire des différentes voies d'exécution
prévues par la loi, notamment la saisie-arrêt, la saisie
mobilière ou immobilière et même la contrainte par
corps.
En ce qui concerne les collectivités locales, et bien
que les décisions de justice s'imposent à elle pour les
particuliers, ces voies d'exécution forcée ne peuvent pas
être utilisées. Si les collectivités locales refusent
d'exécuter volontairement un jugement, il n'existe aucun moyen pour les
y obliger.
La raison de l'exclusion des voies d'exécution de Droit
commun à l'encontre des collectivités locales est que les biens
de celles-ci sont insaisissables. Cette règle, affirmée depuis
longtemps en Droit français, est également valable en Droit
marocain [35].
La règle de l'inapplication des voies
d'exécution aux collectivités locales trouve sa justification
sans certains textes relatifs à l'insaisissabilité des biens
publics. Cependant, au-delà même de ces textes, la jurisprudence
récente parle général du Droit.
En Droit marocain, l'insaisissabilité des biens publics
résulte de leur inaliénabilité même, inscrite
expressément dans deux textes. Le premier est relatif au domaine public
de l'Etat ; c'est l'article 4 du dahir du 1er juillet
1914 : « Le domaine public est inaliénable et
imprescriptible » [36]. Le second se rapporte aux
municipalités ; il s'agit de l'article 3 du dahir 19 octobre 1921
relatif au domaine municipal : « Les biens du domaine
public municipal sont inaliénables et imprescriptibles »
[37] , enfin l'article 8 du dahir 28 juin 1954 relatif aux domaines des
communes rurales (38).
[35] C.A.R du 2 mars 1965, A. Raymond SANCHEZ, G.T.M
[36] B.O n°89 du 10 juillet 1914, p.529
[37] B.O n°470du 25 octobre 1921, p.1660
[38] B.O n°2117 du 16 juillet 1954, p.1006
Il n'existe pas de texte semblable pour les
établissements publics. Mais comme le soulignent les auteurs du Droit
administratif marocain, « les biens nécessaires au
fonctionnement des services publics dont ils ont la charge, font partie du
domaine public de la collectivité de rattachement qui, au moment de leur
création, affecte ces biens au fonctionnement du service public en
conservant la propriété » [39]. Par conséquent,
l'inaliénabilité qui leur est attaché subsiste dans ce cas
également.
En application de ces textes, les voies d'exécution
seraient exclues parce que les biens publics sont insaisissables, en raison
même de leur affectation [40].Cette règle étant la
même qu'en Droit français, on peut transposer ici les critiques
dont elle a fait l'objet en France.
En effet, selon certains auteurs [41], si la règle est
valable pour les biens du domaine public, elle n'explique pas pourquoi les
biens du domaine privé échappent aux voies d'exécution de
Droit commun, alors qu'ils ne sont affectés ni au public ni à
service public. C'est que, comme le soulignent ces auteurs, la règle
à un caractère absolument général. Il n'existe
aucune voie d'exécution à l'encontre des collectivités
locales, mêmes celles gérant un service public industriel ou
commercial, sans aucune distinction entre les diverses voies
d'exécution, ni entre la nature des biens, ni entre fondements possibles
du jugement.
Ce caractère général de la règle,
qui commande d'en rechercher la justification véritable ailleurs que
dans les textes relatifs à l'insaisissabilité des biens du
domaine public, est confirmé par la jurisprudence.
En réalité, on considère que
l'exécutif, qui dispose de l'Administration et détient dans les
collectivités locales le monopole de la coercition, ne saurait la mettre
en oeuvre contre lui-même. La force publique est aux mains de
l'Administration, non du juge.
Ces remarques à propos du Droit français sont
valables pour le Maroc, en raison de la similitude du mode d'organisation
juridique sur ce point. Dans notre Droit, c'est également
l'administration qui est détentrice de la force publique.
Cette règle générale a cependant quelques
exceptions relatives à des cas limites, certes, ou l'on a affaire
à ce que l'on peut appeler des « commerçants
publics ».
[39] ROUSSET Michel, BASRI Driss, GARAGNON Jean, BELHAJ
Ahmed, Droit
Administratif Marocain, Imprimerie Royale, Rabat,
Édition 1984, p.461.
[40] C.A.R du 2 mars 1965, Raymond Sanchez,
précité.
[41] VEDEL Georges et DELVOLVE Pierre, Droit Administratif,
Thémis, PUF, 8e
Édition, 1982, p.725-727
b) Les exceptions possibles
Dans certains cas, les collectivités locales se
dépouillent de leur qualité et gèrent des activités
en tant que personnes privées, par moyen de sociétés
commerciales. Dans cette situation, les voies d'exécution de Droit
privé leur deviennent applicables. Cette hypothèse est
consacrée par la jurisprudence marocaine la plus récente.
Dans une ordonnance de référé du 16
décembre 1985 [42], le tribunal de Rabat a admis l'usage des voies
d'exécution de Droit commun à l'encontre d'une
société commerciale de l'Etat, dont les actions appartenaient
à la fois à l'Etat et à des établissements publics.
La société réclamait le sursis à
l'exécution du jugement la condamnant à payer des
indemnités de licenciement à l'un de ses agents, au motif qu'elle
était placée sous la tutelle de l'Etat. Le juge des
référés a considéré que cette circonstance
ne saurait soustraire la société requérante à
l'exécution de la décision qui la condamnait, l'Etat
lui-même tenu étant à une telle obligation.
Il faut signaler que l'agent bénéficiaire du
jugement condamnant la société a pu obtenir l'exécution.
Une saisie a été pratiquée sur les biens mobiliers de la
société quelques jours après l'ordonnance de
référé. Une vente a ensuite été fixée
et exécutée deux mois plus tard. Cette solution peut être
généralisée à toutes les entreprises publiques qui
ont un caractère commercial très accusé, et où
l'élément personne publique n'apparaît pas.
L'absence des voies d'exécution forcée contre
les collectivités locales met à néant, comme nous venons
de le voir, les principes généraux relatifs à
l'exécution des décisions judiciaires.
Il y a là un premier obstacle, pratiquement
insurmontable, qui se dresse devant les victimes bénéficiaires
d'un jugement d'indemnité
Cette position des victimes est aggravée par le fait
qu'en dehors même de l'exécution forcée qui est impossible,
les moyens classiques d'exécution sont totalement inefficaces quand il
s'agit de les appliquer aux collectivités locales.
[42] T.P.I. de Rabat, ordonnance de
référé n°1206 du décembre 1985. Comagric c
/Henri Bonin, R.M.D, p.183 et 234, commentaire de Monsieur Hassan OUAZZANI
CHAHDI
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