Paragraphe II :
l'inefficacité des moyens classiques d'exécution à
l'égard des collectivités locales
En dehors de l'exécution forcée, le juge dispose
vis-à-vis des parties de moyens juridiques énergiques pour les
amener à exécuter les décisions juridictionnelles. Il
s'agit notamment du pouvoir d'injonction et de l'astreinte.
Ces moyens sont rendus inefficaces, en pratique, par
application d'une règle propre au Droit Administratif : celle de
l'indépendance des collectivités locales à l'égard
du juge.
Par ailleurs, certains procédés classiques
d'exécution, de caractère administratif ou contentieux, semblent
pouvoir résoudre le problème de l'exécution par les
collectivités locales des jugements et arrêts la condamnent. En
réalité, il n'en est rien ; ces procédés se
révèlent totalement insuffisants pour aboutir à ce
résultat.
Nous examinerons, en premier lieu, l'inefficacité
résultant de la règle de l'indépendance des
collectivités locales vis-à-vis du juge (A). Nous verrons,
ensuite, l'insuffisance des procédés classiques
d'exécution (B).
A. L'inefficacité résultant de la
règle de l'indépendance des collectivités locales
vis-à-vis du juge
L'indépendance des collectivités locales
à l'égard du juge se manifeste de deux manières :
l'absence du pouvoir d'injonction à son encontre (1), et l'interdiction
de la condamner à des astreintes (2).
1) Le juge ne peut adresser des injonctions aux
collectivités locales
L'impossibilité pour le juge d'adresser des injonctions
aux collectivités locales est générale. Elle concerne le
contentieux de la légalité [43], et celui de
l'indemnité. Dans ce dernier cas, en particulier le juge ne peut
prononcer que des condamnations pécuniaires. Il ne peut condamner les
collectivités locales à des obligations à faire en lui
prescrivant tel ou tel acte, encore moins se substituer à elle.
Ce principe traditionnel, toujours valable, est lié
à la conception française du Droit Administratif, marquée
par l'indépendance des collectivités locales à
l'égard du juge.
[43] ÇáãÌáÓ
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ÞÑÇÑÇÊ
ÇáãÌáÓ
ÇáÚáìÇáãÌáÏ
ÇáÑÇÈÚ (1966- 1970) Õ.173
Dans cette conception, le juge ne peut que faire pression sur
l'administration par des moyens indirects. Il en est de même en Droit
Marocain où le juge use des mêmes moyens de pression.
En général, la cour suprême refuse
d'adresser des injonctions aux collectivités locales en arguant qu'un
tel pouvoir ne fait pas partie de ses compétences telles qu'elles sont
définies par législateur.
Quant aux tribunaux inférieurs, normalement
compétents en matière de responsabilité, ils ne peuvent,
en vertu de l'article 25 du code de procédure civile, entraver l'action
administrative. Ce qui a pour corollaire l'interdiction d'adresser des
injonctions aux collectivités locales.
Il faut noter cependant que cette interdiction ne vaut en
principe que pour le juge statuant en matière administrative. Elle
n'applique pas au juge statuant en matière civile, lorsque sa
compétence implique la soumission des collectivités locales
à un régime de Droit privé. C'est le cas des litiges
relatifs aux services publics à gestion privée ou à la
voie de fait [44].
C'est ce qui explique que dans ce cas, pour obtenir
l'exécution d'une injonction, le juge peut prononcer à l'encontre
des collectivités locales une astreinte comminatoire [45].
Mais là encore, le pouvoir d'injonction du juge peut
être tenu en échec par d'autres règles du Droit public,
notamment celle de l'intangibilité des ouvrages publics.
Au pouvoir d'injonction, on assimile celui de prononcer des
astreintes, qui font également l'objet d'une interdiction.
2) Le juge ne peut prononcer d'astreintes à
l'encontre des collectivités locales
L'astreinte consiste à assortir une condamnation
à une obligation de faire d'indemnités de tant par jour de
retard, jusqu'à l'exécution de ladite condamnation.
Employé à l'égard des personnes
privées, le procédé de l'astreinte ne peut être
utilisé contre les collectivités locales. Les arrêts
assimilent cette impossibilité à celle d'adresser des
injonctions.
[44] LE BERRE Jean Michel, les pouvoirs d'injonction et
d'astreinte du juge
Judicaire à l'égard de l'administration,
A.J.D.A, 1979, n°2.page 14
[45] A.C.A.R, 25 Mars 1949, Messina c/ Combarieu, R.M.D. 1950,
note 70 François LUCHAIRE.
On considère que l'astreinte contraindrait
indirectement les collectivités locales à agir, ce qui se heurte,
dans la conception française du Droit administratif, transposée
au Maroc, au principe de la séparation des collectivités locales
et du juge administratif prévu par l'article 82 de la constitution
révisée du 7 octobre
1996 : « l'autorité judicaire est
indépendante du pouvoir législatif et du pouvoir
exécutif » [46].Une injonction assortie d'une astreinte
constituerait, selon cette conception une ingérence dans le
fonctionnement des services publics.
En conséquence, la jurisprudence française a
toujours décidé que les collectivités locales ne pouvant
être condamnée sous astreinte dans un jugement rendu en
matière administrative.
En effet, il existe un autre moyen à la disposition du
juge, pour sanctionner le retard excessif des collectivités locales dans
l'exécution des jugements. C'est la condamnation à des
intérêts dits compensatoires. Très proche du
procédé de l'astreinte, cette condamnation ne se heurte à
aucun obstacle législative théorique, ni à aucune
interdiction législative.
Nous venons de le voir l'inefficacité de certains
procédés d'exécution, inefficacité résultant
de la situation privilégiée qu'occupent les collectivités
locales face à la justice.
Par ailleurs, il existe certains remèdes
utilisés depuis longtemps, et que l'on peut qualifier de classiques. Ils
sont d'une efficacité inégale. Ils s'avèrent, en tous cas,
insuffisants quant à la solution du problème.
B. L'insuffisance des procédés classiques
d'exécution à l'égard des collectivités
locales
Les remèdes classiques utilisés pour amener les
collectivités locales à exécuter les jugements et
arrêts qui la condamnent sont de deux types : Administratif (1) et
contentieux (2). Ces deux procédés sont marqués par leur
insuffisance.
1) L'insuffisance du procédé
administratif
Le procédé administratif consiste dans
l'inscription d'office au budget de la collectivité responsable de la
somme qu'elle doit à la victime.
Cette procédure, qui ne concerne que les
collectivités territoriales secondaires est mise ne application par
l'autorité de tutelle pour les « dettes exigibles ».
Elle est prévue par le législateur.
[46] B.O n°4420bis-26 joumada I 1417(10 octobre 1996)
p.643
En, effet, l'article 42 alinéa 2 de la loi
n°45-08 relative à l'organisation des finances des
collectivités locales et de leurs groupements du 18 février
2009, dispose que : « l'autorité de tutelle inscrit d'office
toute dépense obligatoire qui n'a pas été inscrite au
budget de la collectivité locale et son groupement et prend, à
cet effet, toute mesure nécessaire, y compris la suppression d'une
dépense non obligatoire ».
Parmi les dépenses obligatoires des
collectivités locales, on trouve, notamment, celles afférentes
à « l'acquittement des dettes exigibles » [47].
En conséquence, et en application des principes
généraux, le titulaire d'une créance liquide et exigible
peut demander à l'autorité de tutelle de procéder à
son inscription d'office au budget de la collectivité débitrice
dans les conditions du Droit commun. Mais, comme le fait remarquer Monsieur
Braibant à propos de cette même procédure en France, il ne
s'agit là pour l'autorité de tutelle que d'une faculté
qu'elle peut utiliser et non d'un cas de compétence liée. [48]
Quoi qu'il en soit, le procédé semble être
également inefficace. Car, au cas de refus d'inscription par
l'autorité de tutelle, le demandeur ne peut que recourir, encore une
fois, au juge pour obtenir une annulation de ce refus, et une nouvelle
condamnation pécuniaire. Ce qui le ramène au point de
départ.
Ce risque d'entrer dans un « cercle
vicieux » à propos de cette question particulière,
annonce déjà l'insuffisance du procédé contentieux
comme moyen d'exécution des jugements condamnant les
collectivités locales.
2) L'insuffisance du procédé
contentieux
Le procédé contentieux consiste pour le
détenteur du jugement, qui se heurte au refus des collectivités
locales, de recourir de nouveau à la justice.
Le refus d'exécution d'une décision de justice
passée en force de chose jugée est sanctionné de deux
manières, par les juridictions.
I. Tout d'abord, il est assimilé
à la violation de la loi et entraîne l'annulation pour
excès de pouvoir de la décision, implicite ou explicite, prise en
violation de la chose jugée. La formule généralement
utilisée par la jurisprudence est la suivante :
[47] B.O n°5714_7 rabii I 1430 (5 mars 2009), p.339
[48] BRAIBANT Georges, remarques sur l'efficacité des
annulations pour excès de pouvoir, E.D.C.E, n°15, 1961, p.61
« Attendu que la méconnaissance, par
l'autorité administrative, des jugements et arrêts passés
en force de chose jugée et revêtus de la formule
exécutoire, constitue, sauf circonstances tout à fait
exceptionnelles, un excès de pouvoir pour violation des lois
fondamentales d'organisation et de procédure judicaires au respect
desquelles l'ordre public est au premier chef attaché ».
II. En outre, le défaut
d'exécution constitue une faute de nature à engager la
responsabilité de la collectivité intéressée.
L'arrêt Raymond Sanchez. fournit un bon exemple du raisonnement suivi
par le juge à ce propos. Après avoir admis que l'exécution
forcée ne peut être utilisée contre les
collectivités locales, le juge affirme "que cependant, ce
privilège entraîne pour les collectivités locales de tirer
elles-mêmes les conséquences de la décision lui donnant
tort et qui a pour effet de créer à sa charge un devoir juridique
d'exécuter sans réserve, ni restriction". Et de décider "
que dés lors, le refus d'exécution ou même le retard dans
l'exécution constitue une faute de nature à engager la
responsabilité des collectivités locales et de servir de
fondement à une action en réparation.
L'ensemble de ces règles est constamment
affirmé par la cour suprême dans sa jurisprudence la plus
récente, qui, par ailleurs, sanctionne sévèrement le
défaut d'exécution. D'après la haute juridiction, la
méconnaissance par les collectivités locales de la chose
jugée ouvre aux requérants le droit à un recours en
annulation et, au besoin à un recours en indemnité devant le juge
compétent [49]. Certes les moyens contentieux qui viennent d'être
examinés sont de nature à faire pression sur les
collectivités locales et peuvent aboutir dans certains cas. Mais il faut
bien remarquer qu'ils sont entachés du même défaut que la
décision juridictionnelle initiale, puisque insusceptibles, comme elle,
de faire l'objet d'une exécution forcée.
Devant cette situation, beaucoup de requérants
renonceront certainement à la voie contentieuse, sachant qu'ils risquent
fort, après un nouveau procès long et coûteux, de se
trouver au même point de départ.
Face à cet état de fait, des techniques ont
été mises en place, afin de remédier à cette
contradiction.
[49] HARSI Abdallah, le problème de l'exécution
des décisions de justice condamnant l'Administration au paiement
d'indemnités, Tribunaux administratifs et Etat de droit,
série : « séminaires et
colloques »-numéro 5-Travaux du colloque international
organisé par la FSJES, Marrakech, 4 et 5 février 1994, p.64
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