PARAGRAPHE 2: UNE AMBIGUÏTE REAFFIRME PAR
L'ELABORATION DE LA LOI FONDAMENTALE DU 18 JANVIER 1996
La promulgation du texte intitulé "loi n°96-06 du
18 janvier 1996 portant révision de la constitution du 02 juin
1972"(16), provoque au sein de la doctrine camerounaise un soulèvement
général. A l'origine, la procédure ayant
présidé à l'élaboration et à l'adoption de
ce qu'une partie de la doctrine qualifie de "Constitution de la IIIème
République bis". Car au- delà des discours politiques et de
l'ambiguïté entretenue à dessein ou non par le
Président de la République (7), la question de la
procédure empruntée autant que celle de la nature de l'acte
promulgué le 18 janvier 1996 restent frappantes d'actualité.
L'opposition est véritable au sein de la doctrine. Divisée en
deux tendances (I), la controverse autorise pourtant aujourd'hui un
dépassement (II).
I- LES DEUX TENDANCES DE LA DOCTRINE
CAMEROUNAISE
La promulgation de la loi fondamentale du 18 janvier, tout en
rappelant la tradition camerounaise en la matière, a donné
à la doctrine une autre occasion de s'affronter sur le terrain du droit
constitutionnel. Cette divergence d'opinion est construite autour d'une
question: le texte promulgué le 18 janvier 1996 est-il la nouvelle
Constitution du Cameroun ou une simple
16 Ce qui est considéré et appliqué
comme "Constitution de la République du Cameroun" est
littéralement intitulé "loi n° 96-06...". Les auteurs ont
vite rapproché cet intitulé de celle de la loi fondamentale du
1er septembre 1961.
17 Cf. supra
révision de la Constitution du 02 juin 1972? Les
réponses des auteurs révèlent une opposition qui porte sur
deux points: la qualification de la procédure (A) et la
détermination de la nature de l'acte (B) qui en est le corollaire.
A) La qualification de la procédure
constituante
La procédure constituante ayant présidé
à l'adoption de la loi fondamentale du 18 janvier 1996 est
révélatrice selon M. Donfack Sokeng de "la lutte acharnée
des forces en présence pour le contrôle du pouvoir suprême
de l'Etat symbolisé ici par la maîtrise du pouvoir
constituant.(18) Interpellé sur la qualification de la procédure
suivie par le pouvoir constituant, une partie de la doctrine affirme sa
régularité (1) tandis que l'autre dénonce un
détournement de procédure (2).
1- La thèse de la régularité de
la procédure constituante de 1996
Défendue notamment par M. Ondoa, la thèse de la
régularité de la procédure constituante de 1996 semble
s'appuyer d'abord sur l'intitulé même de l'acte. Cet
intitulé invalide, précise M. Ondoa, "toute interprétation
contraire à l'idée de révision. "(19) II s'agit d'une loi
qui porte sur la révision de la Constitution du 02 juin 1972. Mais en
dehors de cet argument tiré d'une exégèse stricte de
l'entête du dit texte, les défenseurs de la thèse de la
régularité font valoir la conformité de la
procédure aux dispositions de l'article 36 du titre DC de la
constitution de 1972 relative à la révision constitutionnelle.
Mais la Constitution de 1972 à été totalement
révisée! Tout en admettant qu'une révision
constitutionnelle peut porter sur toutes les dispositions de la constitution,
M. Ondoa précise cependant qu'elle ne doit pas aboutir à une
"abrogation complète de toutes les règles et institutions
contenues dans le texte constitutionnel", car alors conclut-il, "l'organe
chargé de la révision perdrait sa nature essentiellement
limitée de pouvoir de révision pour se transformer en pouvoir
constituant originaire." Or il se trouve que si l'Assemblée nationale a
effectivement modifié toute la Constitution de 1972, elle n'a cependant
pas excédé les limites fixées qui portent notamment sur la
forme républicaine de l'Etat. Sous ce rapport, "l'opération du 18
janvier 1996 présente tous les éléments de
conformité au droit positif camerounais."
18 L. Donfack Sokeng, "Les ambiguïtés de la
révision constitutionnelle du 18 janvier 1996 au Cameroun", in La
réforme constitutionnelle du 18 janvier 1996 au Cameroun. Aspects
juridiques et politiques, op cit. p37.
19 M. Ondoa, "La constitution duale: recherches sur les
dispositions constitutionnelles transitoires au Cameroun", in Revue africaine
de science juridique, vol 1 n° 2,2000.
2- La thèse du détournement de
procédure
La procédure constituante de 1996 n'est pas sans
rappeler celle de 1961. Sauf qu'ici il se dégage à la fois un
détournement de procédure, mais surtout une succession de
procédure (20). Les partisans, nombreux, de la thèse du
détournement font valoir que la procédure de révision de
la constitution de 1972 a été utilisée pour écrire
une nouvelle Constitution. Pour M. Donfack Sokeng en effet, la procédure
indiquée au départ par le Président de la
République révélait "les trois phases classiques
préconisées par la théorie constitutionnelle relative
à l'adoption d'une Constitution moderne et démocratique..." Sous
ce prisme, la Tripartite, le "grand" ou "large débat" ne peuvent que
conforter la décision de rompre avec l'ordre antérieur. Le "plus
jamais ça" de Jean Gicquel trouve sa résonance dans le
"changement" réclamé à cor et à cri par le peuple
camerounais. Mais ce changement qui, selon les participants aux rencontres de
la Tripartite, ne pouvait reposer que sur l'élaboration d'une nouvelle
Constitution, se perdra dans une procédure conduite, selon l'expression
de F. Mbomè "sur un imbroglio total."
Cette controverse sur la procédure rejaillit sur la
nature de l'acte promulgué le 18 janvier 1996.
B) La nature controversée du texte
promulgué le 18 janvier 1996
C'est tout logiquement que l'on peut envisager la controverse
sur la nature de l'acte né de la procédure constituante qui
débute le 30 octobre 1991 avec la Tripartite et s'achève le 18
janvier 1996. Ici encore on observera que la doctrine est divisée entre
partisans d'une loi constitutionnelle (1) et défenseurs d'une nouvelle
Constitution (2).
1- Une simple loi constitutionnelle
L'intitulé du texte renseigne que le texte
promulgué par le Président de la République est bel et
bien une "loi (...) portant révision de la Constitution du 02 juin
1972." C'est la conséquence logique que "la démarche camerounaise
du 18 janvier 1996 affirme sa régularité."(2l) La
souveraineté du pouvoir constituant rendant illusoire toute tentative de
le limiter matériellement lorsqu'il agit en tant que pouvoir de
révision, la révision totale de la
20 Parti sur une logique d'élaboration d'une nouvelle
Constitution, le débat institué par la Tripartite va être
court-circuité par le Président de la République. Ce
dernier va définir une procédure qui ne différait pas
fondamentalement de celle des participants aux rencontres de la Tripartite, car
elle préconisait trois phases qui selon le Pr. Donfack Sokeng,
"n'étaient pas sans rappeler les trois phases classiques
préconisées par la théorie constitutionnelle relative
à l'adoption d'une Constitution moderne et démocratique". Le
Parlement saisi du projet de révision allait lui aussi instituer une
autre procédure en reprenant et en réécrivant toute la
Constitution du 2 juin 1972, depuis le Préambule jusqu'au dernier
article.
21 M. Ondoa, "La constitution duale: recherches sur les
dispositions constitutionnelles transitoires au Cameroun", op. cit.
Constitution du 02 juin 1972 était possible. Plus
encore, cette révision pouvait être adoptée par
l'Assemblée nationale suivant la procédure législative
ordinaire; la Constitution de 1972 étant souple. Ces limites
matérielles ne reposant non pas sur l'impossibilité de
réviser toutes les dispositions de la constitution que la théorie
de la double révision élaborée par Duguit permet de
réfuter, mais sur l'interdiction d'utiliser la procédure de
révision pour changer par exemple la forme républicaine de
l'Etat. Etant resté dans ces limites lors des débats, le texte de
1996 est assurément une loi constitutionnelle. Cette thèse
à le mérite d'admettre à la fois la souveraineté du
pouvoir constituant institué consacrée par la jurisprudence
française, et la fraude que pourrait constituer la rédaction
d'une nouvelle Constitution par le pouvoir constituant dérivé.
2- Une nouvelle Constitution
L'idée que le texte promulgué le 18 janvier 1996
est la nouvelle constitution du Cameroun repose sur une série
d'arguments développés notamment par M. Kamto. Tout d'abord,
l'éminent Professeur affirme que le projet déposé sur le
bureau de l'Assemblée nationale ne portait aucune indication quant aux
dispositions qui devaient faire l'objet de modification. A la suite de cela, il
fait valoir que pratiquement toute la Constitution de 1972 a été
révisée. Enfin M. Kamto insiste sur la manière dont le
projet de révision a été discuté à
l'Assemblée nationale. Pour toutes ces raisons, conclut-il, l'acte
promulgué le 18 janvier 1996, au-delà de son intitulé, est
bien une nouvelle Constitution. C'est une position identique qu'adopte M.
Donfack Sokeng quand il affirme que "la procédure de révision de
la Constitution (...) a certainement violé les limites
matérielles assignées audit pouvoir de révision en
élaborant une Constitution nouvelle..."
La controverse doctrinale relative à la loi
fondamentale du 18 janvier 1996 semble se ramener à une opposition entre
partisans de la théorie de la révision complète de la
Constitution et ceux qui postulent que la révision constitutionnelle ne
saurait intéresser toutes les dispositions constitutionnelles. Il est
important, pensons-nous, d'opérer un dépassement.
II- UNE OPPOSITION A DEPASSER
La question est de savoir si la loi fondamentale du 18 janvier
1996, en dehors de toute considération de forme, est en fait et en droit
à la base du droit constitutionnel camerounais tel qu'il se
présente aujourd'hui. Il apparaît au regard du texte même de
ce qui est "la Constitution de la République du Cameroun" que le droit
constitutionnel moderne du Cameroun ne peut
être envisagé que dans une perspective
ambivalente (A). Mais ce "visage de Janus" ne peut occulter l'emprise de la loi
fondamentale du 18 janvier 1996 sur la société politique (B).
A) Le double socle du droit constitutionnel
camerounais
Contrairement à la situation de 1961, les institutions
créées par la Constitution du 02 juin 1972 ont du mal à
disparaître de l'univers institutionnel camerounais. Ceci tient au fait
que la Constitution du 18 janvier 1996 même si elle est en vigueur et par
conséquent à la base du droit constitutionnel camerounais(l),
elle a par le fait des dispositions transitoires, consacré ce que M.
Ondoa appelle "la survie de l'ancienne Constitution." (2)
1- La Constitution du 18 janvier 1996: socle principal
du droit constitutionnel camerounais
Le droit constitutionnel n'est plus enseigné de nos
jours par référence à la Constitution du 02 juin 1972. La
loi fondamentale du 18 janvier 1996 est à la base de la construction
d'un nouveau droit constitutionnel (22), sans doute celui de l'ère
moderne. L'architecture normative tel qu'envisagé par le grand
maître autrichien Hans Kelsen repose désormais au Cameroun sur la
Constitution de 1996. Sa place au sommet de la pyramide des normes est
attestée notamment par sa capacité à invalider certains
textes de loi pris sous l'empire de la constitution de 1972. Û en est
ainsi par exemple de l'ordonnance n°72/06 et plus
précisément son article 9(23). On peut aussi citer le cas de
l'article 22 de la loi du 16 décembre fixant les conditions
d'élection des députés à l'Assemblée
nationale et l'article 3 alinéa 2 du Règlement intérieur
de l'Assemblée nationale qui a été récemment
modifié pour se conformer aux dispositions de la Constitution de
1996(24). L'on peut donc observer que la loi fondamentale effectue un
"toilettage général" du droit constitutionnel camerounais et lui
donne un visage véritablement nouveau.
22 Cf. infra
23 Cet article est devenu caduc depuis la promulgation de la
loi fondamentale du 18 janvier 1996. En effet il définissait de
manière limitative les matières qui composent le contentieux
administratif de l'Etat et des autres collectivités territoriales
décentralisées. Au regard de cet article, le juge administratif
apparaissait comme un juge d'attribution, alors que le juge judiciaire
était considéré comme le juge de droit commun de
l'administratif. Avec la Constitution nouvelle, le juge retrouve la
plénitude des compétences en matière administrative,
puisque l'article 40 alinéa 1" dispose que "la chambre administrative
connaît de l'ensemble du contentieux administratif de l'Etat et des
autres collectivités publiques".
24 Cet article déclaré non conforme à
la Constitution par la Cour suprême siégeant comme Conseil
constitutionnel dans une décision n°001/CC/02-03 du 28/11/2002, a
été modifié par la loi n° 2002-5 du 2 décembre
2002 modifiant et complétant certaines dispositions du règlement
intérieur de l'Assemblée nationale. Le juge constitutionnel
constate que "la procédure de validation prévue par le
règlement intérieur de l'Assemblée nationale dans (...)
apparaît comme un contrôle a posteriori de la décision du
Conseil constitutionnel déclarant élu des candidats à
l'élection législative; qu'une telle procédure, en vigueur
avant l'institution du Conseil constitutionnel par la Constitution du 18
janvier 1996 ne trouve plus sa raison d'être en l'état". Cette
décision frappe aussi d'inconstitutionnalité les articles 4
nouveau, 5 nouveau, 6 nouveau, 7 nouveau et 10 in fine du règlement
intérieur de la chambre.
2- Une base incidente: la Constitution du 02 juin
1972
Si le droit constitutionnel actuel repose sur la constitution
de 1996, on ne peut cependant nier qu'il est construit en partie sur des
considérations exclusivement théoriques. En effet la mise en
place des nouvelles institutions demeurent jusqu'à ce jour attendue.
Certes le dispositif normatif est déjà palpable (25), mais
l'institution reste au niveau des expectatives. Pour M. Ondoa, la survie de la
constitution du 02 juin 1972 traduit une "impuissance abrogative" de la
Constitution de 1996 qui "se révèle molle dans sa volonté
d'effacer de manière rapide et efficace l'ordre ancien." Le trouble
constitutionnel que constitue l'applicabilité de certaines dispositions
de la Constitution de 1972 pourrait certainement porter préjudice
à l'autorité du pacte fondamental de 1996, mais ce serait ignorer
qu'il s'agit aussi en l'espèce de l'application dudit texte et plus
précisément de l'article 67 alinéa 2.
La loi fondamentale du 18 janvier 1996 a assurément
rénové le droit constitutionnel camerounais tel qu'il existait
sous la constitution de 1972. Il faut en effet souligner que ce texte porte en
lui l'idée de constitutionnalisme, mouvement dont l'origine se situe au
siècle des Lumières et qui postule que l'existence de la
constitution est une garantie contre l'arbitraire car "elle définit un
Etat de droit où n'est possible que ce qui est conforme aux
règles qu'elle pose."
B) L'emprise de la Constitution de 1996 sur la
société politique
L'adhésion aux valeurs du constitutionnalisme introduit
certainement une nouvelle vision du pouvoir par la classe politique
camerounaise, au premier rang duquel le Président de la
République. La Constitution qui est promulguée le 18 janvier 1996
n'est pas véritablement celle que le Président souhaitait, car
c'est à l'ultime moment que la procédure et la transition
démocratique qu'il conduisait à son rythme vont lui
échapper au profit de l'Assemblée nationale. Par ce fait, la
Constitution de 1996 marque sa volonté d'encadrer le pouvoir. Une
entreprise certes difficile (1) mais qui permet de rejeter l'analyse politiste
dans la détermination du régime politique camerounais (2)
1- Un encadrement difficile du politique
La suspension de certaines dispositions de la Constitution de
1996 est présentée comme une réminiscence des
réflexes d'antan. Certes cette suspension n'affecte nullement la force
obligatoire des dites dispositions. Celle-ci est indiscutable car elle se
rattache à leur
25 Mis à part les lois du 21 avril 2004 relatives
d'une part à l'organisation et au fonctionnement du Conseil
constitutionnel, et d'autre part au statut des membres du dit Conseil, il y a
également la promulgation des lois relatives à la
décentralisation. Ces dernières sont contenues dans Cameroon
tribune n° 8146/4431 du 26/07/2004, n° 8148/4433 du 28/07/2004
etn°8149/4434 du 29/07/2004.
promulgation. D'ailleurs souligne M. Ondoa, "la suspension
(...) n'ôte-t-elle pas leur force juridique aux dispositions
concernées" car " la force obligatoire et la valeur constitutionnelle
des dispositions suspendues au Cameroun découlent de leur promulgation
et de leur publication."(26) II s'agit donc visiblement de la volonté de
l'autorité politique de retarder autant que possible l'avènement
d'un Gouvernement constitutionnellement limité tel que le prévoit
la Constitution. La difficulté est grande quant à la
détermination du terme de cette situation qui perdure depuis plus de
huit ans déjà, et qui ne rend pas aisé l'oeuvre
d'encadrement du politique par le Droit. Cette entreprise devant beaucoup, au
regard du cas français, à l'activité du juge
constitutionnel. Malheureusement, l'institution est encore
matériellement inexistante.
2- Le rejet de l'analyse politiste dans la
détermination du régime politique camerounais
La Constitution permet-elle de déterminer le
régime politique camerounais? Une réponse affirmative semble
s'imposer à cette question. Il ne s'agit cependant pas de ranger le
Cameroun dans l'une des catégories de régimes politiques
existants, mais d'analyser les dispositions du texte. De cette analyse, il
ressort que le régime politique camerounais n'est ni parlementaire, ni
même présidentiel. Certains auteurs postulent même son
caractère libéral fondé sur la reconnaissance de la valeur
constitutionnelle du préambule et des garanties qui lui sont
affectées (27). En tout cas la détermination du dit régime
ne peut se faire en dehors d'une analyse des règles constitutionnelles
d'organisation du pouvoir. De là il résulte qu'il s'agit d'un
régime qui n'entre dans aucune catégorie
répertoriée, un régime qui a sa nature propre. Celle-ci
n'est pas le fait des rapports de force, mais d'une distribution
particulière du pouvoir entre les différents organes de
l'Etat.
Les procédures d'élaboration des Constitutions
camerounaises ont construit une sorte de tradition constitutionnelle consistant
à emprunter des voies détournées pour établir un
Etat nouveau. Cependant ces procédures aussi contestables soient-elles
ont rarement affecté la qualité de règle supérieure
de l'acte résultant. Mais il n'en est pas de même des
procédures de révision, dont l'évolution en dents de scie
marque une certaine flexibilité de cette autorité.
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