SECTION 2 : LA REGLE CONSTITUTIONNELLE ENTRE RIGIDITE
ET SOUPLESSE
Le recours au critère de "volonté
générale", ou "d'expression de la volonté du peuple" pour
justifier la suprématie des règles constitutionnelles trouve ses
limites en ce que la loi
26 M. Ondoa, "La constitution duale: recherches sur les
dispositions constitutionnelles transitoires au Cameroun", op cit. p 50.
27 Voir Y. Moluh, "L'introuvable nature du régime
camerounais issu de la Constitution du 18 janvier 1996", in La reforme
constitutionnelle du 18 janvier 1996 au Cameroun. Aspects juridiques et
politiques, op cit. pp 242 et SS
votée par le Parlement est aussi l'expression de la
volonté générale. Il était donc indispensable de
trouver un autre critère de suprématie. La doctrine
élabore alors le concept de rigidité et de souplesse. Le concept
de "rigidité" est élaboré par Dicey et Bryce. Prenant
appui sur la procédure prévue pour la révision de la
constitution, la rigidité de la Constitution signifie que cette
procédure est différente de celle qui préside à
l'adoption des lois "ordinaires". Il s'agit de garantir contre une
"éventuelle usurpation que pourrait commettre le Parlement" la
supériorité de ce que Charles Debbasch appelle "l'expression plus
solennelle et plus profonde de la volonté générale"(28):
la Constitution. Il apparaît pourtant au regard de la dynamique
constitutionnelle camerounaise une difficulté de la norme
constitutionnelle à affirmer sa suprématie sur la loi. L'analyse
des procédures de révision prévues par les
différents textes aboutit à un constat: une oscillation de la
règle suprême entre rigidité et souplesse. Celle-ci est le
fait d'un double mouvement de construction et de déconstruction
(paragraphe 1) qui semble être rompu par la loi fondamentale du 18
janvier 1996. En effet au regard de ses dispositions, la distinction entre
Constitution et loi apparaît effective (paragraphe 2).
PARAGRAPHE 1: LA CONSTRUCTION DE LA SOUPLESSE ET LA
DECONSTRUCTION DE LA RIGIDITE DE LA NORME CONSTITUTIONNELLE
Il s'agit pour nous de démontrer que la
supériorité de la norme constitutionnelle sur la loi sur le
fondement de la procédure de révision a connu beaucoup de
variations en droit constitutionnel camerounais. Tantôt supérieur,
tantôt égal mais jamais inférieur à la loi,
l'autorité de la Constitution porte la marque d'un double mouvement
résultant de l'analyse des dispositions relatives à la
procédure de révision. Il en résulte une autorité
hésitante participant de la construction de sa souplesse (I) et de la
déconstruction de sa rigidité (II).
I- LA CONSTRUCTION DE LA SOUPLESSE DE LA NORME
CONSTITUTIONNELLE
Le concept de souplesse se définit
généralement par rapport à celui de rigidité.
Disons tout simplement que qualifier une constitution de souple, c'est affirmer
que la procédure par laquelle elle peut être révisée
est identique à la procédure législative. Mais dans le
contexte camerounais la construction de la souplesse de la norme
constitutionnelle déborde le cadre textuel pour se reconnaître
dans le relâchement des contraintes de la procédure de
révision (A) et la négation de la règle du
parallélisme des formes (B).
28 Ch. Debbasch et alii. Droit constitutionnel et
institutions politiques, Economica, Paris, 4*"° éd. 2001, p 92
A) Le relâchement des contraintes de la
procédure de révision
La procédure de révision de la Constitution doit
nécessairement être différente de la procédure
législative afin de marquer la supériorité de la loi
fondamentale sur l'acte voté par le Parlement. Si l'on admet que la loi
est comme la Constitution l'expression de la volonté
générale, le vote de la loi se fait cependant "en une forme moins
solennelle, moins grave et moins profonde." Tel est le principe qui sous-tend
la primauté de la règle constitutionnelle. Mais il est loisible
dans le contexte camerounais de constater une résistante à ce
principe par le passage d'une procédure véritablement
contraignante en 1960 et 1961 (1) à une révision possible par la
procédure législative sous l'empire de la Constitution de 1972
(2).
1- D'une procédure véritablement
contraignante...
Aux termes de l'article 49 alinéa 3 de la constitution
du 04 mars 1960, "la révision doit être votée à la
majorité des deux tiers des membres composant l'Assemblée." La
doctrine établie que le quota exigé pour l'adoption d'une
révision est révélateur de son caractère rigide. Au
regard de cette disposition, il est clair que la constitution de 1960
était une Constitution rigide et donc supérieure à la loi,
car il fallait une majorité "qualifiée" de deux tiers pour que sa
révision soit acquise. C'est dans une volonté identique de
consacrer cette supériorité que le constituant de 1961, tout en
disposant que la "révision doit être votée à la
majorité simple des membres composant l'Assemblée
fédérale..." précise que cette majorité ne peut
être acquise qu'à condition de comporter "la majorité des
représentants à l'Assemblée fédérale de
chacun des Etats fédérés."(29) Cette condition, qui
n'était pas requise en matière d'adoption des lois, introduit
indubitablement dans une constitution en principe souple un
élément frappant de rigidification. Ainsi est consacrée la
suprématie de la loi fondamentale sur la loi "ordinaire". Ce principe
établi en droit constitutionnel camerounais va connaître avec
l'avènement de la Constitution du 02 juin 1972 une contestation
ouverte.
2- ...A une révision par la procédure
législative
La Constitution du 02 juin 1972 rompt avec l'affirmation de la
suprématie des règles constitutionnelles sur la loi. Le titre IX
qui traite de la révision de la Constitution ne laisse subsister aucun
doute dans la pensée: la constitution du 02 juin 1972 est une
Constitution
29 Article 47 alinéa 4 Constitution du 1" septembre
1961
souple. Ce constat est d'ailleurs fait par M. Ondoa qui
justifie par cela la thèse de la régularité de la
procédure constituante de 1996. Parce que la procédure de
révision de la constitution de 1972 ne s'identifie pas par rapport
à la procédure législative, elle ne peut être
regardée comme une Constitution rigide. Cela peut certainement justifier
la multitude de modification dont elle a été l'objet (30). La
construction de la souplesse en dehors de la substitution d'une
procédure législative à une procédure contraignante
s'accompagne d'une violation des règles du parallélisme des
formes
B) La négation de la règle du
parallélisme des formes
La règle du parallélisme des formes et des
procédures exige que la modification d'une norme ne puisse être
faite que par l'organe et la procédure qui ont participé à
son élaboration. Celle règle, rapportée à la
matière constitutionnelle pourrait aboutir dans une stricte application
au refus total du pouvoir constituant aux pouvoir constitués. Car une
constitution adoptée par référendum ferait obligatoirement
appel au peuple pour toute modification mineure ou majeure. Cependant son
aménagement est assoupli (31). Peut être est-ce cela qui justifie
endroit constitutionnel camerounais une négation
réitéré de cette règle traduite par la modification
totale d'une Constitution référendaire par la voie du Parlement
(1) ayant pour corollaire une substitution critiquable de l'Assemblée
nationale au peuple (2).
1- La révision totale d'une constitution
référendaire par une loi parlementaire
L'intervention directe du peuple dans l'adoption d'une
Constitution est considérée par a la science constitutionnelle
comme une preuve de rigidité dans un système majoritaire. Aussi
la révision totale par une loi parlementaire ne peut qu'aboutir à
lui faire perdre ce caractère que garantit la règle du
parallélisme des formes et des procédures. Plutôt deux fois
qu'une, en 1961 et en 1996, l'Assemblée nationale va procéder
à une révision totale d'une Constitution adoptée par
référendum, en l'occurrence la Constitution du 04 mars 1960 et
celle du 02 juin 1972. Ce fait heurte de plein fouet l'opinion d'une grande
partie de la doctrine, qui pense en
30 La Constitution du 02 juin 1972 a subi pas moins d'une
dizaine de révision constitutionnelle. La plupart de ces
révisions étaient guidées par des motifs politiques, et se
situe dans l'intervalle de temps 1983-1992.
31 S'il fallait absolument recourir au peuple pour modifier
une Constitution adoptée par référendum, alors il est fort
possible que la Constitution de 1972 n'aurait pas subi autant de modifications.
Pour éviter un blocage que pourrait constituer l'impossibilité
d'organiser un référendum pour une révision pourtant
nécessaire, la doctrine admet le cas particulier où il s'agit de
la révision totale de ladite Constitution. En l'espèce, la
science constitutionnelle préconise un recours obligatoire au peuple.
effet que "une révision globale de la Constitution ne
peut être possible que s'il y a une participation directe du peuple", a
fortiori lors que la Constitution objet de révision a été
adoptée par référendum. Il n'y a en effet que le peuple
pour revenir sur les principes qu'il a posés.
2- La substitution critiquable du législateur
au constituant
La modification totale de la Constitution par le
législateur tel qu'on l'a observé en 1996 sape
complètement le fondement de la rigidité constitutionnelle.
Celle-ci repose sur la distinction entre pouvoir constituant et pouvoirs
constitués, avec comme conséquence le refus du premier au second.
Dès lors, la Constitution ne peut être qu'assouplie. Comme le
relève si bien M. Ondoa, "la souplesse découle de l'appropriation
par les pouvoirs constitués en l'occurrence, le Président de la
République et le Parlement, de la totalité de la fonction
constituante. "(32) En s'accaparant du pouvoir constituant, les pouvoirs
constitués et surtout l'Assemblée nationale prennent la place du
souverain constituant ; une compétence qui ne leur est pourtant pas
reconnue, voire qui leur est refusée dans l'objectif de poser la
suprématie de la constitution sur la loi.
Mis à mal par l'assouplissement progressif des
règles qui participent de sa révision, la suprématie de la
norme constitutionnelle est aussi bousculée par la déconstruction
de sa rigidité.
II- LA DECONSTRUCTION DE LA RIGIDITE DE LA NORME
CONSTITUTIONNELLE
La rigidité constitutionnelle est à la fois
affirmée et remise en cause. Elle est affirmée par le recours au
peuple dans l'adoption de la Constitution comme ce fut le cas en 1972, mais
contestée par la confusion entre constituant originaire et constituant
dérivé (A). Cette suprématie est en même temps
affirmée par une procédure spéciale telle qu'on peut
l'observer dans la constitution de 1996, mais remise en question par la
révision aisée des dispositions portant révision de la
Constitution (B)
32 M. Ondoa, "La Constitution duale : Recherches sur les
dispositions constitutionnelles transitoires au Cameroun", op cit
A) La confusion entre pouvoir constituant et pouvoirs
constitués
Elle conduit inéluctablement à assouplir la
norme constitutionnelle placée désormais dans une situation de
dépendance préjudiciable face aux organes de l'Etat disposant du
pouvoir constituant. Cette confusion rendue effective par la souplesse des
règles de la procédure de révision est aggravée par
la logique majoritaire (1) et a conduit plusieurs fois au Cameroun à
l'élaboration d'une nouvelle Constitution par les pouvoirs
constitués (2)
1- Une confusion aggravée par le fait
majoritaire
Déjà aisée sous le parti unique, la
révision de la Constitution connaît à l'ère moderne
le fait majoritaire, dont la conséquence est des plus négative
sur la rigidité de la Constitution (33). Ce qui est
considéré par les auteurs comme "le fait de l'opinion publique
qui forme la majorité, du corps législatif qui la
représente, du pouvoir exécutif qui est son instrument, du
système judiciaire qui n'est autre que la majorité revêtue
du droit de prononcer les arrêts" aboutit à la maîtrise du
pouvoir normatif par un parti politique. Sous ce considérant, l'on admet
que les contraintes de la procédure de révision ne sont plus
dès lors que "des obstacles symboliques, insusceptibles en tout
état de cause d'opposer une résistance sérieuse à
la réalisation de la révision. "(34) Le peuple souverain se
trouve dépossédé de son pouvoir au profit des pouvoirs
institués. De fait, la stabilité et la supériorité
de la Constitution ne sont plus que chimères, car "la Constitution est
laissée à la merci des représentants ordinaires du peuple
qui s'arrogent le droit de la modifier, sans le peuple et parfois contre
lui."(35)
2- L'élaboration d'une nouvelle Constitution
par les pouvoirs constitués
II est admis que "dans une conception stricte de la
démocratie et du droit constitutionnel, seul le peuple détient le
pouvoir constituant originaire. Dans les autres cas c'est un abus de langage et
une fraude à la démocratie que de parler de Constitution."(36)
Mais alors que le pouvoir constituant dérivé est
considéré comme une "concession de la théorie
démocratique aux commodités pratiques", le recours au peuple
quant à lui est regardé
33 Le fait majoritaire est la reconstitution de
l'unité du pouvoir politique autour de l'exécutif par le jeu de
la majorité attribuant au camp victorieux la maîtrise totale du
pouvoir normal. Cette situation est porteuse de risque en ce qu'elle
crée une connivence entre le Parlement et l'exécutif. En
matière d'élaboration des lois, le Dr Issa Abiabag relève
que "le véritable chef de l'atelier législatif est le
Président de la République". Sur le plan de l'autorité de
la norme constitutionnelle, le fait majoritaire fait perdre toute valeur aux
contraintes de la procédure de révision.
34 M. Ondoa, "La distinction entre Constitution souple et
Constitution rigide en droit constitutionnel français", op. cit. P
86.
35 M. Ondoa, ibid. p 84.
36 0. Duhamel et Y. Mény, Dictionnaire
constitutionnel, PUF, 1992, p 753.
par une partie de la doctrine comme une "concession du
libéralisme à la démocratie". Quoiqu'il en soit, il est
patent en droit constitutionnel camerounais que la déconstruction de la
rigidité constitutionnelle doit beaucoup à l'érection de
l'Assemblée nationale au rang de souverain constituant. Certes on ne
pourrait raisonnablement contester aujourd'hui la souveraineté du
pouvoir constituant dérivé, et même si une constitution
nouvelle peut être élaborée par le pouvoir de
révision, elle ne saurait l'être par la procédure de
révision. Aussi la doctrine ne peut que se soulever lorsque comme en
1961 ou en 1996, une nouvelle Constitution est élaborée au
mépris de la distinction pouvoir constituant - pouvoirs
institués. Hors mis cette confusion que l'on ne peut que dénoncer
au regard de ses implications, il est tout aussi important de relever que la
déconstruction de la rigidité de la Constitution tient aussi
à la souplesse des dispositions relatives à la
révision.
B) La souplesse des dispositions relatives à la
révision
Elle tient à la facilité de leur révision
(1). Tirant les leçons des révisions de la Constitution de 1972,
la suprématie constitutionnelle gagnerait certainement à rendre
difficile la révision de la procédure de révision (2).
1- Des règles facilement
révisables
Les règles relatives à la révision de la
Constitution ne sont entourées d'aucune protection. Comme toutes les
autres dispositions, elles peuvent être révisées. Ainsi une
Constitution rigide peut très bien devenir souple, et vice-versa. Les
deux hypothèses n'ont pas encore été observées au
Cameroun, s'agissant d'une même Constitution. Toutefois, l'on est
déjà passé d'une Constitution rigide en 1961 à une
Constitution souple en 1972; et d'une Constitution souple en 1972 à une
Constitution rigide en 1996.
2- Une suprématie renforcée par une
éventuelle rigidification des règles relatives à la
révision
Pour Charles Eisenmann, la différence de
procédure justifie l'existence de deux catégories de lois : celle
de la législation ordinaire et celle de la législation
constitutionnelle. Sous ce prisme, seules bénéficient de la
supériorité les règles revêtues de la forme
constitutionnelle. Û y a donc un intérêt certain dans
l'analyse de la procédure de révision de la constitution. Si
celle-ci est identique à la procédure législative, la
Constitution n'est pas sur le plan formel, supérieure à la loi.
Nous pensons donc que si la procédure de révision
conférait déjà à la Constitution un
caractère rigide, la difficile révision de dites dispositions
affecterait d'un coefficient plus élevé cette rigidité. Il
suffirait de prévoir une majorité plus qualifiée que celle
prévue pour l'adoption des autres dispositions constitutionnelles. En
attendant une éventuelle traduction en droit positif, il faut remarquer
que la constitution de 1996 crée une "révolution" dans le droit
constitutionnel camerounais en rendant effective la distinction Constitution -
loi.
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