DEUXIEME PARTIE
LES GARANTIES DE L'AUTORITE DE LA NORME
CONSTITUTIONNELLE
La suprématie des règles issues de la
législation constitutionnelle est considérée comme un
simple voeu pieux lorsque des mécanismes ne sont pas mis en oeuvre pour
sanctionner les violations éventuelles des principes qu'elle pose par
les pouvoirs institués. L'adhésion n'est plus aujourd'hui unanime
à l'idée de protection qui prévalait en 1789. Pour les
révolutionnaires, la protection de la Constitution doit être
confiée "à la fidélité du corps législatif,
du roi et des juges, à la vigilance des pères de familles, aux
épouses et aux mères, à l'affection des jeunes citoyens,
au courage de tous les français." Mais l'histoire a
révélé l'utopie de cette pensée. Aussi est-il
apparu nécessaire d'opérer un choix entre laisser aux pouvoirs
constitués et surtout au Parlement le choix de respecter la Constitution
ou alors les y contraindre. Après beaucoup de réticences, le
constituant camerounais s'est enfin décidé à tirer toutes
les implications de la suprématie constitutionnelle, en mettant en place
des garanties juridictionnelle destinées à donner pleine
effectivité au principe; ceci à travers le contrôle de
constitutionnalité.
Le droit constitutionnel camerounais a rapidement
comblé une "lacune" de la constitution du 04 mars 1960, qui n'avait pas
cru indispensable de protéger la Constitution contre ce qui peut
être appelé un "légicentrisme inhibitif. Mais l'idée
que la loi est toujours l'expression de la volonté
générale est remise en question par la Constitution de 1961 qui
avance "timidement" que "la loi n'exprime la volonté
générale que dans le respect de la Constitution." Une idée
qui sera reprise par le constituant de 1972 avant d'être
véritablement concrétisée par la loi fondamentale du 18
janvier 1996. Au demeurant, l'effectivité du contrôle de
constitutionnalité et l'affermissement de l'autorité de la norme
constitutionnelle que l'on peut observer aujourd'hui (chapitre 2) ne doit pas
occulter le fait que cette suprématie à été
fortement éprouvée par la dynamique du contrôle de
constitutionnalité en droit constitutionnel camerounais (chapitre 1); le
Président de la République intervenant encore ici comme le juge
de "dernier ressort" de la constitutionnalité des lois.
CHAPITRE I:
LA SUPREMATIE CONSTITUTIONNELLE A L'EPREUVE DE LA
DYNAMIQUE DU CONTROLE DE CONSTITUTIONNALITE EN DROIT CAMEROUNAIS
Le postulat est posé par Charles Eisenmann qui le
formule en termes précis et concis: "la suprématie de la
Constitution dans l'Etat lui confère tout naturellement la
qualité de mètre suprême de la régularité
juridique"(l). L'observateur remarquera pourtant que cette qualité sans
être explicitement affirmée en droit constitutionnel camerounais,
était implicitement reniée. On a pu ainsi développer, par
exemple en droit administratif, la théorie de l'écran
législatif. L'adhésion rapide du droit camerounais à
l'idée de contrôle de l'Exécutif dans sa manifestation
d'administrateur s'est accompagnée corrélativement d'une
hostilité à faire de même pour le législateur, sous
le fondement que la loi est l'expression de la volonté
générale. Pendant longtemps au Cameroun, il a été
admis en fait sinon en droit que contrôler la volonté du Parlement
c'était contrôler la volonté du souverain. La
conséquence est inévitablement une suprématie
discutée de la norme constitutionnelle (section 1). Mais
l'adhésion du Cameroun au constitutionnalisme conçue comme
"l'avènement du droit et de la justice au coeur du fonctionnement de la
démocratie libérale et pluraliste à travers le
contrôle juridictionnel de constitutionnalité des lois "(2) allait
restaurer une autorité bafouée (section 2).
SECTION 1: UNE SUPREMATIE DISCUTEE SOUS LE DROIT
CONSTITUTIONNEL DE "L'ANCIENNE GENERATION"
La sauvegarde de la primauté de la règle
constitutionnelle est très vite apparue comme une
nécessité pour* le constituant camerounais. D'où
l'organisation d'un contrôle de constitutionnalité dès la
Constitution fédérale de 1961 qui venait corriger un oubli du
constituant de 1960. Cette organisation sera reprise tel quel par la loi
fondamentale du 02 juin 1972. Ce faisant le constituant camerounais affirmait
son scepticisme quant à la fidélité des pouvoirs
constitués à la norme supérieure. Pourtant comme le
relève déjà L. Donfack Sokeng, l'espoir né de
"l'instauration d'un gouvernement constitutionnellement limité" allait
rapidement "céder le pas au désenchantement"(3).
L'expérience ayant révélé que cette garantie
était illusoire au regard d'un contrôle de
constitutionnalité par voie d'action inopérant (paragraphe 1)
et un contrôle par voie d'exception inexistant (paragraphe 2).
1. Ch. Eisenmann, La justice constitutionnelle et la
haute cour constitutionnelle d'Autriche, Economica, PUAM, 1923,p 13.
2. L. Donfaek Sokeng, "Le contrôle de
constitutionnalité des lois hier et aujourd'hui. Réflexions sur
certains aspects de la réception du constitutionnalisme moderne en
droit camerounais", in S. Méloné, A. Minkoa She et L. Sindjoun
(dir.) La réforme constitutionnelle du 18 janvier 1996 au Cameroun.
Aspects juridiques et politiques, Yaoundé, Friedrich EBERT, 1996, pp 362
et SS.
3. L. Donfack Sokeng, op. cit. p 363.
PARAGRAPHE 1: UN CONTRÔLE DE CONSTITUTIONNALITE PAR
VOIE D'ACTION INOPERANT
L'idée d'un contrôle de constitutionnalité
des lois posée par la Constitution du 1" septembre 1961 est reprise par
celle de 1972 qui dispose que "le Président de la République
saisit la Cour suprême (...) lorsqu'il estime qu'une loi est contraire
à la présente Constitution" (4). Ce contrôle va pourtant
pécher par une ineffectivité criarde.
L'inopérationnalité du contrôle de
constitutionnalité sous le droit constitutionnel de l'ancienne
génération pourrait reposer sur le blocage de la chambre
constitutionnelle de la haute juridiction (I) qui aura pour conséquence
de substituer au contrôle juridictionnel prévu par la Constitution
un contrôle totalement politique (II).
I- LE BLOCAGE DE "LA CHAMBRE CONSTITUTIONNELLE"DE
LA COUR SUPREME
De la lecture de l'article 32 de la Constitution du 02 juin
1972, il ressort que "lorsque la Cour suprême est appelée à
se prononcer dans les cas prévus aux alinéas 7, 10 et 27, elle
est complétée à nombre égal par des
personnalités désignées en raison de leur
compétence et de leur expérience pour une période d'un an
par le Président de la République". L'analyse de cette
disposition permet de relever que le contrôle de
constitutionnalité est dévolu à une formation
spéciale de la Cour suprême que L. Donfack Sokeng nommera la
"chambre constitutionnelle". Cette tâche ne sera pourtant pas remplie,
car la chambre constitutionnelle se retrouvera bloquée; un blocage qui
reposerait sur deux facteurs: la nature de l'organe (A) et sa dépendance
du politique (B).
A) Un blocage lié à la nature de
l'organe
L'institution d'un contrôle de
constitutionnalité en 1961 puis en 1972 laisse perplexe. Si l'on peut
comprendre son opportunité sous le régime fédéral
de 1961, sa confirmation par le constituant de 1972 semble répondre plus
à une "folie des grandeurs" qu'à une réelle volonté
de garantir l'autorité de la norme constitutionnelle (5). Alors que le
Parlement est "une chambre d'enregistrement des volontés du
Président de la République" et que la Constitution est souple
l'idée d'un contrôle de constitutionnalité en 1972 va se
heurter en pratique au blocage de l'organe chargé de sa mise en oeuvre.
En effet, en subordonnant sa mise en place à l'existence d'un litige (1)
le constituant en fait une sorte d'institution ad hoc (2).
4 Voir notamment l'article 14 de la Constitution du 1"
septembre 1961 et l'article 10 de la Constitution du 02 juin 1972.
5 Le contrôle de constitutionnalité rempli en
1961 une véritable fonction de garantie de l'autorité de la
Constitution, car celle-ci se distingue véritablement de la loi et
affirme sa supériorité. Il n'en est pas de même en 1972
puisque, comme nous le démontrons, la Constitution n'affirmait pas
vraiment sa supériorité sur la loi, ce qui aurait justifier un
contrôle de cette suprématie. A moins de retrouver cène
suprématie dans son adoption par référendum; mais en
organisant une révision par la procédure législative, le
constituant de 1972 a ouvert la voie à une contestation de cette
suprématie par la loi ordinaire.
1- Sa mise en place est subordonnée à
l'existence d'un litige sur la loi
La difficulté est alors de trouver un litige sur la
loi. La discipline partisane et l'allégeance de gré ou de force
au Président de la République sont si fortes, qu'on imagine mal
un projet de loi faisant l'objet d'un litige. Par leur tradition du vote par
applaudissement, les parlementaires du parti unique ont développé
la pratique de "projet déposé égal projet adopté".
Aussi, en subordonnant la mise en place de la chambre constitutionnelle
à l'existence d'un litige sur la loi, le constituant rend-il illusoire
toute idée de contrôle. On pourrait tout aussi croire qu'en
disposant que "le Président de la République saisit la Cour
suprême..." cela suppose que la chambre existe indépendamment de
tout litige(6). Mais un tel raisonnement ne saurait prospérer outre
mesure, car la Cour suprême dans sa formation initiale n'a aucune
compétence pour connaître de la constitutionnalité des
lois. En fait, elle apparaît comme la permanence de la chambre
constitutionnelle.
2- Une sorte d'institution ad hoc
Une institution ad hoc est une institution créée
par un texte pour une mission précise et qui a vocation à
disparaître avec la fin de la mission. Mais le caractère ad hoc de
la chambre constitutionnelle est un peu plus complexe. La Constitution ne
crée pas en effet une chambre constitutionnelle au sein de la Cour
suprême, mais envisage la formation d'un organe spécial pour
résoudre un problème qui viendrait à naître. La
chambre constitutionnelle est une institution qui n'existe pas tant qu'un
litige sur la constitutionnalité des lois n'est pas né. Cette
nature ad hoc ne signifie donc pas que l'institution est temporaire, car en
disposant que "le mandat des personnalités ainsi désignées
est prorogé de plein droit jusqu'à la nomination de «leurs
successeurs", l'ordonnance n°72/6 du 26 août 1972 affirmait
incontestablement son caractère permanent. Une permanence qui ne pouvait
cependant être envisagée qu'après la mise en place
effective de l'organe. Celle-ci n'aura jamais lieu. Le blocage de l'institution
peut également être posé sur le fondement de sa
dépendance au politique.
B) Un blocage lié à sa dépendance
politique
La chambre constitutionnelle de la Cour suprême n'a
jamais fonctionné. Ce blocage serait lié à une forte
dépendance politique de l'institution dans son existence (1) et de ses
membres dans un éventuel office (2).
6 Le Pr. Donfack Sokeng défend la thèse de
l'existence de la chambre constitutionnelle. Il soutient en effet qu'admettre
l'idée selon laquelle la mise en place de ladite chambre était
subordonnée à la naissance d'un litige "foule aux pieds
l'idéal de justice en permettant au Président de la
République, partie au procès d'en influencer grossièrement
l'issue par la nomination des personnalités présumées
acquises d'office à sa cause." Pourtant, rien ne garantit que cette
nomination intervenant en dehors de ce cas aurait donné aux dites
personnalités "les moyens de leur infidélité" à
celui à qui ils doivent d'être là. Au demeurant, la
rédaction ambiguë de l'article 33 de la Constitution ne permet pas
une totale adhésion à cette position.
1- La dépendance politique de l'institution
dans son existence
La chambre était mise en place à l'occasion d'un
litige; mais l'existence d'un litige dépendait du Président de la
République(7). De plus, c'est encore le Président de la
République qui nommait, et cela de manière absolument
discrétionnaire, les personnalités appelées à
compléter la Cour siégeant en matière constitutionnelle.
L'existence de la chambre constitutionnelle présente alors toutes les
caractéristiques d'une institution dépendant du bon vouloir du
Président de la République qui seul pouvait décider de sa
mise en place.
2- La dépendance des membres de la
chambre
II est assez difficile de postuler pour une
indépendance des membres de la Cour suprême siégeant en
matière constitutionnelle. Tant les membres permanents de la Cour que
les personnalités désignées en sus pour régler la
question de la constitutionnalité de la loi étaient nommés
par le Président de la République. Certes la nomination de ces
personnalités est faite sur la base de critères objectifs mais,
et rejoignant en cela L. Donfack Sokeng, le Chef de l'Etat est "seul juge de
leur compétence et de leur expérience."(8) Sous ce prisme se
dessine la dépendance de ces personnalités qui ne disposent pas
des "moyens de leur infidélité vis-à-vis du
Président de la République." Plus encore dans un Cameroun
où le culte de la gratitude est le credo repris par tous, on
n'imaginerait pas ces membres dans un éventuel litige, désavouer
le Président de la République à qui ils doivent
forcément faire allégeance pour espérer une reconduction
au terme de leur mandat. Malheureusement, la Chambre n'ayant jamais
été mise en place, cette théorie est impossible à
vérifier. Quoiqu'il en soit, l'autorité de la norme souffre
cruellement de garantie, pour ne pas dire qu'elle n'est qu'un voeu pieux. Ce
blocage de la chambre constitutionnelle de la Cour suprême va consacrer
l'exclusivité du contrôle politique de la loi et donc du respect
de la Constitution.
II- LA SUBSTITUTION D'UN CONTROLE POLITIQUE A UN
CONTROLE JURIDICTIONNEL
Toutes les Constitutions jouissent d'une protection politique.
Ce contrôle est dévolu au Président de la
République. Toutes les Constitutions camerounaises ont consacré
ce contrôle en disposant que "le Président de la République
veille au respect de la Constitution." (9) Bien
7 Artisan principal sinon unique des lois, le
Président de la République s'est toujours vu reconnaître le
droit d'initiative en matière législative, à l'exception
de la Constitution du 4 mars 1960. Aussi, les lois ne sont que la mise en
oeuvre de la politique présidentielle. La configuration du Parlement
sous le parti unique permet difficilement d'envisager un litige sur la
constitutionnalité de la loi et donc de trouver la pertinence du
contrôle prévu à cet effet et en même temps
fermé dans son activation.
8 L. Donfack Sokeng, "Le contrôle de
constitutionnalité des lois hier et aujourd'hui Réflexions sur
certains aspects de la réception du constitutionnalisme moderne en droit
camerounais", op. cit.
9 Ce rôle retrouve certainement une nouvelle vigueur
avec l'institution d'un contrôle de constitutionnalité des lois
tel qu'il est organisé par la loi fondamentale du 18 janvier 1996.
peu de Constitutions peuvent cependant se vanter d'avoir en
plus de cette protection politique une protection juridictionnelle (10). C'est
ce contrôle juridictionnel par une formation spéciale de la Cour
Suprême qui sera remplacé par un contrôle exclusivement
politique. Cette substitution qui trouve sa cause dans la vacuité des
dispositions constitutionnelles relatives au dit contrôle juridictionnel
(A), se traduit par l'érection du Président de la
République au rang de juge constitutionnel (B).
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