SECTION 2: UNE SUPREMATIE RESTAUREE PAR L'ADHESION AU
CONSTITUTIONNALISME DU CONSTITUTANT DE 1996
L'autorité de la norme constitutionnelle semble
retrouver une nouvelle vie au regard de la garantie que lui assure la
constitution du 18 janvier 1996. Le moins qu'on puisse dire à l'analyse
de ce texte est qu'il substitue une justice constitutionnelle
déléguée à un contrôle de
constitutionnalité retenue par le Président de la
République (paragraphe 1). En instituant une garantie juridictionnelle
inspirée du modèle européen, le constituant camerounais
consacre irrémédiablement le caractère obligatoire des
règles constitutionnelles (paragraphe 2).
PARAGRAPHE 1: D'UN CONTROLE DE CONSTITUTIONNALITÉ
RETENU A UNE JUSTICE CONSTITUTIONNELLE DELEGUEE
Le 21 avril 2004, le Président de la République
promulguait la loi portant organisation et fonctionnement du Conseil
constitutionnel. De l'avis de certains, ce texte place le Cameroun "sur la voie
d'une modernité juridique irréversible" car "il s'agit de
nouvelles avancées en vue d'une consolidation de l'Etat de droit"(27).
Pour le juriste, c'est surtout l'option ferme du Cameroun pour une
véritable justice constitutionnelle libérée de l'emprise
du politique. Cette rupture est marquée par la création du
Conseil constitutionnel, juridiction spécialisée (I) et
institution permanente et indépendante (II).
26 Cf. infra.
27 Makon ma Pondi, "Une innovation majeure", in Cameroon
Tribune du 22 avril 2004.
I- LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL, UNE INSTITUTION
SPECIALISEE DANS LE CONTROLE DU RESPECT DE LA
CONSTITUTION
L'analyse combinée des dispositions constitutionnelles
et de la loi portant organisation du Conseil constitutionnel autorise à
conclure qu'il s'agit d'une institution spécialisée. Cette
spécialisation tient à ce que l'institution se situe en dehors de
l'ordre judiciaire (A) et s'attache également à sa nature (B).
A) Une institution en dehors de l'ordre
judiciaire
Alors que le pouvoir judiciaire fait l'objet du titre V de la
Constitution, le Conseil constitutionnel est traité dans un titre VII
qui lui est entièrement consacré. Le constituant opère
déjà une distinction entre le pouvoir judiciaire qui est
"exercé par la Cour suprême, les Cours d'appel et les
tribunaux"(28) et la juridiction chargée d'être la "bouche de la
constitution"(29). Aussi l'organisation de ladite juridiction ne pouvait que
traduire cette spécialisation qui repose sur les conditions
spéciales exigées des éventuels conseillers (1) et
l'exclusion explicite des juges (2).
1- Des compétences spéciales
exigées des éventuels Conseillers
Les postulants au poste de Conseillers doivent satisfaire
à des exigences particulières. Ces exigences portent sur un
double plan car aux termes de la Constitution:
"Les membres du Conseil constitutionnels sont choisis parmi
les personnalités de réputation professionnelle
établie.
Ils doivent jouir d'une grande intégrité morale
et d'une compétence reconnue"(30).
Il transparaît dans cette disposition une
volonté de faire de la juridiction constitutionnelle un organe
spécialisé, en exigeant de ses membres une compétence en
matière constitutionnelle (31). En poussant un peu plus loin notre
analyse, nous pouvons dire que l'application rigoureuse de cette disposition
aboutirait comme en France à un privilège des professeurs de
droit dans la désignation des membres du Conseil (32). Cela ne pourrait
que servir l'autorité de la norme constitutionnelle dont la garantie est
une condition préalable à
28 Article 37 alinéa 2 Constitution de 1996
29 L'expression est empruntée à Montesquieu,
cité par D. Rousseau, "Une résurrection: la notion de
Constitution", in RDP, 1990, pp 5 et SS.
30 Article 51 alinéa 1 §2 Constitution de
1996.
31 Le texte ne précise pas exactement le domaine de
cette compétence, mais il la technicité de la matière
conduirait en toute logique à une mise en avant du champ des sciences
juridiques et politiques comme domaine par excellence.
32 Le Conseil constitutionnel français comprenait en
2001 huit juristes sur les neuf membres. Pour une étude plus
approfondie, voir D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, op. cit.
pp 40 et SS.
l'avènement d'un Etat de droit. En même temps ces
exigences semblent exclure les juges de l'ordre judiciaire.
2- L'hypothèse de l'exclusion des juges de
l'ordre judiciaire
Le juge judiciaire peut-il être membre du Conseil? Une
réponse affirmative semble devoir s'imposer au regard tant des
dispositions constitutionnelles que de la loi fixant le statut des membres du
Conseil constitutionnel. L'exclusion des juges de la haute cour est toutefois
expressément posée par cette loi organique qui dispose que "les
fonctions de membre du Conseil constitutionnel sont incompatibles avec la
qualité de membre de la Cour suprême". En ce qui concerne les
juges des Cours d'appel et des Tribunaux, leur exclusion est plus
problématique. En effet, le pouvoir dont dispose le Conseil
supérieur de la magistrature en matière de nomination des membres
du Conseil laisse subsister la possibilité qu'un juge "ordinaire" puisse
siéger au Conseil. C'est une hypothèse très probable au
regard notamment de l'exigence d'une "réputation professionnelle
établie" sans précision du domaine. Mais loin de relativiser
l'option d'une prépondérance de juriste dans le choix des membres
du Conseil, elle la conforte et ne peut que contribuer à renforcer le
caractère spécialisé de cette juridiction dont la nature
reste à préciser.
B) Une spécialisation attachée à
sa nature
Le Conseil constitutionnel est un organe à la fois
politique et juridictionnel (1). Mais c'est aussi une juridiction
spéciale garante de la suprématie constitutionnelle (2).
1- Un organe politique et juridictionnel
La détermination de la nature du Conseil
constitutionnel français a fait l'objet d'une controverse doctrinale.
Une partie de la doctrine postulait la nature politique alors que l'autre
optait pour la thèse juridictionnelle (33). L'organisation du Conseil
constitutionnel camerounais pourrait de même susciter un tel
débat. Mais ce serait ignorer les doubles fonctions du Conseil qui en
font indubitablement un organe à la fois politique et juridictionnel. En
effet la régulation du fonctionnement des pouvoirs publics qui lui est
dévolue fait dire à L. Donfack Sokeng qu'il "ne pourra se
déterminer qu'en tenant compte des enjeux politique de la question sur
laquelle il serait appelé à statuer" (34). De l'autre
côté, l'on s'attend à un débat
33 Voir sur cette controverse D. Rousseau, Droit du
contentieux constitutionnel, op cit. pp 53 et SS.
34 L. Donfack Sokeng, "Le contrôle de
constitutionnalité des lois hier et aujourd'hui", op cit. 396.
juridique sur le contrôle de constitutionnalité
qui fera ressortir le rôle éminemment juridictionnel de
l'institution. Aussi, une analyse de la nature de l'organe sans tenir compte de
cette ambivalence serait partielle sinon partiale. Cette ambivalence
n'empêche cependant pas de poser préalablement que le Conseil est
garant de la suprématie constitutionnelle.
2- Une juridiction spéciale garante de la
suprématie constitutionnelle
Le Conseil constitutionnel est d'abord "l'instance
compétente en matière constitutionnelle"(36) dont le rôle
est de garantir la suprématie des règles issues de la
législation constitutionnelle. Ses compétences, qui se
déclinent à la fois sur l'angle politique et sur l'angle
juridictionnel(37), ne peuvent s'analyser sans une intégration
préalable de cet objectif qui est au fondement même de son
existence. Le Conseil devrait, au travers de sa jurisprudence, se substituer au
Président de la République dans le rôle de gardien de la
Constitution; c'est du moins le voeu de la doctrine camerounaise. Cette
garantie par une activité intense du juge constitutionnel pourrait
aboutir non seulement à la consécration effective de la valeur
constitutionnelle du préambule par la sanction de la violation des
principes qu'il contient, mais surtout à la transformation comme en
France de la Constitution en "charte jurisprudentielle des droits et
libertés"(38). Ceci est fort possible au regard du statut de
l'institution
II- UNE INSTITUTION PERMANENTE ET
INDEPENDANTE
Contrairement à la chambre constitutionnelle, le
Conseil constitutionnel jouit d'une permanence et d'une indépendance
statutaire. Organe créé par le souverain (A), elle entretient un
espoir certain au regard du statut particulier de ses membres (B).
A) Un organe créé par le
Souverain
La garantie de la suprématie de la norme
constitutionnelle est assurément renforcée par le fait que cette
garantie a elle-même une valeur constitutionnelle. Ce qui est une rupture
par rapport à la chambre constitutionnelle dont il est
avéré que son existence n'était pas acquise de droit.
Celle du Conseil constitutionnel repose sur la promulgation de la constitution
du 18 janvier 1996 (1) et sur l'impossible blocage du Président de la
République dans sa mise en place effective (2).
36 Article 46 Constitution de 1996.
37 Cf.infra.
38 Le Pr. D. Rousseau pense que l'activité du juge
constitutionnel est à l'origine de la résurrection de la
Constitution qui n'était plus déjà qu'une "notion en
survivance". Par sa jurisprudence, le Conseil est parvenu à créer
un "espace ouvert à la reconnaissance indéfinie des droits et
libertés." Lire aussi les développements plus importants dans D.
Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, op. cit. pp 385 et SS.
1- L'existence du Conseil par la promulgation de la
Constitution du 18 janvier 1996
Le Conseil constitutionnel est crée par la Constitution
du 18 janvier 1996 dont la promulgation l'a rendu juridiquement existante (39).
En d'autres termes, le Conseil constitutionnel existe depuis le 18 janvier
1996, sous réserve de sa mise en place effective; les lois organiques
portant d'une part sur son organisation et son fonctionnement, et d'autre part
sur le statut des membres ayant déjà été
promulguées. Ne reste plus attendue que la nomination des membres que
l'inexistence matérielle du Sénat pourrait encore retarder. A
moins que le Président de l'Assemblée nationale se reconnaisse,
sur le fondement des dispositions transitoires, le pouvoir de désigner
en sus de ses trois membres, ceux dont le pouvoir de nomination appartient au
Président du Sénat. Ce qui serait contraire aux dispositions
constitutionnelles, car cette nomination est une prérogative du
Président du Sénat et non du Sénat. Quoiqu'il en soit, le
Conseil ne saurait être bloqué à ce niveau par le
Président de la République.
2- L'impossible blocage dans la mise en place
effective du Conseil
Assurément il n'en sera pas du Conseil constitutionnel
comme de la chambre constitutionnelle de la Cour suprême qui ne vît
jamais le jour du fait de "l'inertie" du Président de la
République. Pour mieux marquer cette différence, la Cour
suprême exerce déjà les attributions du Conseil et l'on
peut déjà parler d'une jurisprudence constitutionnelle en
l'absence d'un Conseil constitutionnel. Il est improbable que le Conseil
constitutionnel ne voit pas le jour pour quelques raisons que ce soit, et
surtout pas par une inaction du Président de la République.
Contrairement à la compétence dont il disposait sous la
Constitution de 1972, celle de la Constitution de 1996 est indubitablement une
compétence finalisée: il doit désigner trois membres et
prendre le décret qui entérine la nomination des membres du
Conseil dès l'instant où tous les autres membres ont
été désignés par les autorités
compétentes. Une fois nommés, les juges jouissent d'une
indépendance dans l'exercice de leurs fonctions.
B) Un statut particulier pour le juge
constitutionnel
L'efficacité d'une justice repose sur
l'indépendance de ceux qui sont chargés de la rendre. Sous ce
prisme, l'efficacité du Conseil constitutionnel ne peut faire l'objet
d'un doute. L'autorité de la règle constitutionnelle peut
certainement envisager un avenir prometteur tant
39 En s'interrogeant sur la valeur constitutionnelle des
dispositions suspendues d'application par l'effet des dispositions
transitoires, le Pr. Ondoa soutient que celles-ci ont une force obligatoire
indéniable. L'on peut postuler sur cette théorie l'existence d'un
Conseil constitutionnel au Cameroun qui "résulte de l'existence
juridique de l'acte" qui le crée; laquelle existence est prouvée
par "sa promulgation et sa publication." Cette reconnaissance, poursuit M.
Ondoa implique une "obligation" pour les pouvoirs publics de procéder
à sa "mise en application". Lire à propos M. Ondoa, "La
Constitution duale: Recherches sur les dispositions constitutionnelles
transitoires au Cameroun", op. cit. pp 50 et SS.
il est vrai que le juge constitutionnel, inamovible (1) et
couvert d'immunités (2) dans l'exercice de ses fonctions, a les
arguments nécessaires pour assurer efficacement la primauté de la
Constitution.
1- Un juge inamovible
Les membres du Conseil constitutionnel sont nommés pour
un mandat de neuf ans non renouvelable (40). Après sa nomination, le
juge n'est plus lié par celui à qui il doit d'être
« Conseiller ». Certainement la culture de l'ingratitude
commencera par le Conseil. En effet le mandat du juge constitutionnel est non
susceptible de révocation (41). L'inamovibilité est la pierre
angulaire de la construction de toute indépendance de la justice. En
consacrant au plus haut niveau cette prérogative du juge
constitutionnel, le constituant a certainement entendu mettre le juge dans les
conditions idéales d'objectivité et d'impartialité qui
sied à toute bonne administration de la justice et plus encore de la
justice constitutionnelle. Cette inamovibilité est
complétée par les immunités.
2- Un juge couvert d'immunités
Aux termes de la loi fixant le statut des membres du Conseil
constitutionnel, "aucun membre du Conseil constitutionnel ne peut être
inquiété, poursuivi, recherché, arrêté,
détenu ou jugé en raison des opinions ou votes émis par
lui dans l'exercice de ses fonctions"(42). Une saine interprétation de
cette disposition aboutirait à l'idée que cette immunité
couvre le Conseiller pendant et après la fin de son mandat. La
thèse contraire ne pouvant qu'être préjudiciable à
l'indépendance du juge qui pourrait alors craindre d'éventuelles
représailles à «la fin de son mandat. Toutes ces
précautions ne peuvent qu'induire la naissance d'une véritable
justice constitutionnelle au Cameroun, consécration du caractère
obligatoire de la Constitution.
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