SECTION 2: L'INSTABILITE DE LA REGLE CONSTITUTIONNELLE SOUS
L'EFFET DE LA VARIATION DU POUVOIR CONSTITUANT
La norme constitutionnelle doit être stable. Elle ne
doit pas pouvoir être modifiable facilement, au gré des
majorités et des caprices des pouvoirs institués. Aussi
était-il nécessaire d'élever le référendum
constituant au rang de "sanction obligatoire de la Constitution." Mais cette
possibilité se heurte à des difficultés d'ordre pratique,
car il n'est pas vraiment aisé pour un pays comme le nôtre,
confronté à de sérieuses difficultés
économiques, d'organiser une consultation populaire chaque fois qu'il
faille modifier la règle suprême. L'exercice concurrent de la
souveraineté par le peuple et ses représentants aura donc pour
effet de rendre la norme constitutionnelle instable. Elle apparaît ainsi
à la fois comme une norme modifiable par les pouvoirs constitués
(paragraphe 1) et surtout modifiable sans l'intervention du peuple souverain
(paragraphe 2).
PARAGRAPHE 1: UNE NORME MODIFIABLE PAR LES POUVOIRS
CONSTITUES
L'exclusivité du pouvoir constituant en matière
constitutionnelle induit que les pouvoirs institués, c'est à dire
les organes de l'Etat ne puissent modifier la constitution. Cette interdiction
est la garantie de la stabilité et de la longévité du
pacte commun. On ne peut pourtant pas affirmer que ce principe est
affirmé en droit constitutionnel camerounais. L'analyse des
révisions constitutionnelles, surtout celles qui ont été
faites entre 1983 et 1996, rend compte d'une stabilité qui dépend
de la conjoncture politique (I) rendant problématique la
viabilité de la Constitution (II).
I- UNE STABILITE DEPENDANTE DE LA CONJONCTURE
POLITIQUE
La Constitution doit être garantie dans sa
stabilité. Cette garantie aurait pu résider dans une totale
exclusion des pouvoirs constitués du champ de la Constitution. Mais des
commodités pratiques ont justifié que des rôles leur soient
attribués dans la procédure constituante. Les incidences sont
néfastes, car la stabilité de la Constitution est
désormais soumise aux aléas des variations de la
température politique. Illustratrices sont à ce sujet les
révisions constitutionnelles du 18 novembre 1983 et du 17 mars 1988(35).
Le moins qu'on puisse dire est qu'elles induisent une destination
idéologique de la Constitution (A) en même temps qu'elles en font
un objet de propagande (B).
A) La destination idéologique de la
Constitution
La valeur suprême de la Constitution est fortement
contestée par l'objectif qui précède à sa
rédaction ou à sa révision. Elle se présente
d'abord comme un texte au service d'une idéologie. Il ne s'agit donc pas
d'un "pacte social", mais la mise en oeuvre d'une politique. Aussi M. Kamto
affirme-t-il que le fédéralisme institué par la
Constitution de 1961 n'était pour le président Ahidjo qu'une
"transition". Cet indice est révélateur de ce qu'avant 1996, la
loi fondamentale est au service de "l'idéologie de la construction
nationale" qui prône la primauté de l'Etat (1) et la
subsidiarité du droit (2).
1- La primauté de l'Etat
Les révisions constitutionnelles sont guidées
par une seule volonté: consolider le pouvoir entre les mains de son
détenteur. Ces révisions sont adoptées par une
Assemblée nationale alors "chambre d'enregistrement" des
desirata du Président de la République. La distribution
des compétences est faite de telle sorte que l'Exécutif
apparaît comme le pouvoir -^ et les autres organes de l'Etat de simples
contre-pouvoirs, voire des pouvoirs subordonnés. Telle se
présente la constitution du 2 juin 1972 qui institue, selon l'expression
de M. Kamto "un régime de monocentrisme présidentiel". Il
faudrait aussi relever la révision du 4 février 1984 qui supprime
le poste de Premier Ministre et celle du 23 avril 1991 qui le rétablie,
pour avoir la mesure d'une quête obnubilée d'un Etat fort et donc
d'un Président tout-puissant.
35 Voir M. Kamto, "Dynamique constitutionnelle du Cameroun
indépendant", op cit.
2- Le caractère accessoire du Droit
La Constitution porte la marque de la primauté de
l'Etat, n'étant consacrée généralement qu'à
l'organisation du pouvoir politique. Aucune garantie n'est prévue pour
que cette organisation acquière une certaine stabilité, car tout
changement politique est susceptible d'entraîner une modification de la
Constitution. Celle-ci n'est plus "un corps de règles obligatoires"(36),
car le Droit est sous l'autorité de celui qui peut décider
à tout moment de l'exception. L'idéologie de la construction
nationale contribue à relativiser la force juridique de la règle
de droit suprême qui exprime moins une idée de droit qu'une vision
du pouvoir du chef de l'Etat (37).
La destination idéologique de la Constitution
cédera la place en 1996 à un droit constitutionnel de politique
internationale dans les circonstances de son élaboration.
B) Un objet de propagande
La Constitution est censée être une vision de
société idéale, et non le résultat de pressions
extérieures. L'autonomie constitutionnelle est en effet un principe
consacré en droit. La CIJ précise à ce sujet que "chaque
Etat possède le droit fondamental de choisir et de mettre en oeuvre
comme il l'entend son système politique, économique et social.
"(38) Pourtant les difficultés économiques ont contraint le
Cameroun comme plusieurs autres pays africains à élaborer une
Constitution répondant aux exigences des bailleurs de fonds. Ce
maquillage constitutionnel aboutit à faire exister une Constitution
réelle à côté d'une Constitution théorique
(1); cette dernière n'étant plus qu'une simple façade
(2).
1- La permanence*d'une constitution réelle
à côté d'une constitution théorique
Jean Gicquel définissait la
Constitution comme "l'encadrement juridique des phénomènes
politiques"(39). Si la constitution in-forme effectivement le Droit
camerounais, il reste que la politique se laisse difficilement encadrer par les
normes. Ce que Georges Vedel
36 L'abbé Siéyes, cité par M. Ondoa, "La
distinction entre Constitution souple et Constitution rigide en droit
constitutionnel français" in Annales de la faculté des
sciences juridiques et politiques. Université de Douala, n° 1
année 2002, pp 66 et SS.
37 L'idéologie de la construction nationale qui prend
racine au Cameroun dés la proclamation de l'indépendance repose
sur un postulat simple: le pain avant la liberté. Cette idée
irrigue le dispositif constitutionnel au point où "tout ce dit et se
fait prétend l'être au nom du progrès" Sous ce rapport, "le
droit apparaît comme un instrument de construction de l'unité
nationale", "un instrument de politique du développement" qui
conditionne les structures de l'Etat à la recherche des solutions au
développement. L'idéologie se caractérise ainsi par la
"mobilisation de l'ensemble du potentiel national en vue de la
réalisation d'une part de l'unité nationale, d'autre part du
développement national" Cène synthèse repose sur les
travaux d'éminents professeurs, et notamment M. Kamto qui pose les
grands développements de cette idéologie dans sa thèse
Pouvoir et droit en Afrique. Essai sur les fondements du
constitutionnalisme dans les Etats d'Afrique noire
francophone, LGDJ, Paris, 1987; M. Ondoa "Le droit de la
responsabilité publique dans les Etats en
développement: contribution à l'étude de
l'originalité des droits africains", thèse de Doctorat d'Etat en
droit public
38 CU, arrêt sur l'affaire des activités
militaires et paramilitaires au Nicaragua, 1986.
39 J. Gicquel, cité par I. Abiabag,
Cours de droit constitutionnel, année 1999-2000.
nommait "l'insoutenable autonomie du politique"(40) trouve ici
toute sa vigueur, tant il est vrai que tout est politisé. Le
résultat en est la permanence d'une Constitution réelle, fruit de
la pratique, à côté du texte. Certes une Constitution en
quelque lieu qu'on puisse se trouver c'est "un texte, un esprit et une
pratique"(41), mais la prééminence du texte doit
nécessairement avoir un impact sur les esprits et influencer la
pratique. Ce qu'on observe pour le moment, c'est une lenteur à donner
pleine effectivité à un texte qui a déjà plus de
huit ans d'existence, traduction de la "résistance" du pouvoir à
un ordre constitutionnel dont la particularité est de rompre avec les
traditions constitutionnelles camerounaises.
2- La loi fondamentale: une façade
politique
Elle a pour objectif de "contenter" les bailleurs de fonds par
la satisfaction de principes aux slogans de l'Etat de droit. Aussi Philippe
Ardant remarque-t-il que "beaucoup de Constitutions dans le tiers-monde ne sont
que des façades"(42). D'ailleurs on constate que la règle
fondamentale ne résiste pas bien souvent à l'ivresse du pouvoir
et au désir de son détenteur de le conserver le plus longtemps
possible. La loi fondamentale camerounaise n'a pas encore subi de modification
depuis son adoption. Ceci pourrait s'expliquer par le fait que non seulement
elle n'est pas encore "totalement" en vigueur", mais aussi que celui qui
décide de l'exception ne s'est pas encore retrouvée dans la
situation de "passation obligatoire" du pouvoir.
La stabilité de la loi fondamentale court un risque
énorme par la possibilité qu'on les pouvoirs constitués,
et principalement le Président de la République conforté
par une majorité parlementaire, de la réviser. Ces
considérations posent assurément une interrogation sur la
viabilité de la Constitution.
II- UNE NORME A LA VIABILITE
PROBLEMATIQUE
La longévité de la norme fondamentale est
difficile à réaliser dans les pays du tiers-monde. Lorsqu'elle
n'est tout simplement pas abrogée par le "nouvel homme fort", elle
est
40 G. Vedel, cité par D. Rousseau, Droit du
contentieux constitutionnel, op cit. p 456.
41 L'expression est du
Général de Gaulle lors d'une conférence de presse le 31
janvier 1964, cité par 0. Duhamel et Y. Mény,
Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1992.
42 Ph. Ardant, Institutions politiques et droit
constitutionnel, LGDJ, Paris, 11*-- éd. 1999 p 54.
sans cesse remodelée au point de perdre son essence.
Alors que les Etats-Unis ont une Constitution qui a plus de deux siècles
d'existence et que la France connaît une Constitution depuis 1958, le
Cameroun a connu depuis 1960 quatre Constitutions et près d'une dizaine
de révisions constitutionnelles. C'est la conséquence de ce que
la Constitution, qui exprime en fait le pouvoir d'un homme (A) ne repose pas
sur un large consensus (B)
A) L'expression du pouvoir d'un homme
La loi fondamentale est généralement la
perception que le "chef a du pouvoir. Pour Laurent Gaba, cette perception a
pour conséquence "la perversion de l'ensemble des institutions
étatiques, à commencer par la loi fondamentale
elle-même."(43) La quête d'un pouvoir sans partage conduit à
la personnification du pouvoir (1); et la révision devient ainsi un
véritable instrument de la garantie de la prééminence du
pouvoir sur le droit (2).
1- La personnification du pouvoir
Véritable déviance des Républiques dites
"bananières", l'institutionnalisation de l'homme est substituée
à l'institutionnalisation du pouvoir. Sous ce prisme, la loi
fondamentale aménage le pouvoir de manière à ce que le
"chef soit tout-puissant. C'est ainsi que la constitution de 1972 institue
selon l'expression de M. Kamto un "présidentialisme absolutiste", tandis
que l'analyse de la loi fondamentale de 1996 fait dire à F. Eboussi
Boulaga que le pouvoir du chef de l'Etat est "un pouvoir absolu et
totémisé"(44). Il faut tout simplement en conclure que la
relation entre la constitution et le pouvoir repose sur "l'asservissement" de
la Constitution par la "sacralisation" du pouvoir. Heureusement qu'avec les
données nouvelles de l'Etat de droit, le pouvoir commence
véritablement a subir l'influence du Droit.
2- La récurrence des révisions pour
pérenniser le pouvoir
Après le coup d'Etat manqué d'avril 1984, une
série de réformes constitutionnelle va avoir lieu. Celles-ci
auront pour but à la fois de couper le "cordon ombilical" qui liait
alors le Président de la République à son
prédécesseur, de donner une légitimité populaire au
Président et de renforcer son pouvoir. La révision n'a donc plus
pour but d'adapter la loi fondamentale aux évolutions de la
société, mais de solidifier le pouvoir et le conserver.
43 L. Gaba, L'Etat de droit, la démocratie et le
développement économique en Afrique subsaharienne.
L'harmattan, 2000, p 78.
44 F. Eboussi Boulaga, cité par L. Donfack Sokeng,
"Les ambiguïtés de la révision constitutionnelle du 18
janvier 1996 au Cameroun", op CIL p 51.
Cette subordination aux "humeurs" du politique pourrait
être relativisée si la Constitution reposait au moins sur un large
consensus.
B) L'absence de consensus autour de la loi
fondamentale
La viabilité et la longévité de la
Constitution reposeraient en principe sur l'adhésion
générale autour des principes qu'elle pose. Mais il est de
tradition en droit constitutionnel camerounais que l'élaboration des
Constitutions ne procède pas d'un consensus. La rédaction
secrète de la Constitution de 1972 (1) et le rejet des résultats
de la Tripartite et du "large débat" (2) participent de cette tendance
à problématiser la viabilité de la loi fondamentale.
1- La rédaction secrète de la
Constitution du 2 juin 1972
La fédération semble n'avoir été
envisagée par le Président Ahidjo que comme une étape pour
la réunion des deux parties du Cameroun. L'avènement de cet Etat
unitaire et donc de la Constitution de 1972 sera "tenu secret jusqu'à la
dernière minute". La Constitution du 2 juin 1972 sera, semble-t-il
élaborée par un expert français sans que soit
associés l'UNC ou les instances constitutionnelles de l'Etat. Le texte
sera cependant soumis au référendum et adopté, sans pour
autant réaliser le consensus nécessaire
puisqu'il sera contesté par les anglophones (45).
2- Le rejet des propositions de la Tripartite et du
"large débat"
La procédure constituante de 1996 a engendré la
Tripartite et le "grand débat"(46), dont le but était de
connaître les voeux du peuple camerounais, pris dans ses
différentes composantes, sur te nouveau projet de société
qui allait engager le pays sur le sentier laborieux de la démocratie.
Mais les propositions issues de ces consultations populaires ont tout
simplement été rejetées par le dépôt sur le
bureau de l'Assemblée nationale du projet de loi n°590/PLJ/AN
portant révision de la Constitution du 2 juin 1972, texte
élaboré par un comité consultatif constitutionnel sur la
base des "propositions du Président de la République."
L'instabilité de la norme constitutionnelle vient aussi
de ce que sa modification peut se faire sans le recours au souverain
constituant qu'est le peuple.
45 Cf. infia
46 La Tripartite était une sorte
d'assemblée constituante qui devait conduire un processus
constitutionnel divisé en trois phases. Mais ses travaux furent
interrompus pour plusieurs raison, et une autre procédure allait
être relancée sous la direction et le contrôle du
Président de la République. Celle-ci comportait la participation
du peuple à l'élaboration du nouveau pacte commun par le fameux
"grand débat" ou "large débat". Pour des plus amples
développements, voir, F. Mbome, "Constitution du 2 juin
révisée ou nouvelle Constitution", in La reforme
constitutionnelle du 18 janvier 1996 au Cameroun, aspects juridiques et
politiques, op cit.
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