A.3.2. Retour sur l'incertitude
Comme nous l'avons vu dans la partie A.2.3., le principe
fondateur gouvernant la cognition lors de la communication est celui de
l'inférence.
Ainsi, les interlocuteurs ne décodent pas un message
qu'ils Ç reçoivent È, ils infèrent des conclusions
tirées du parallèle fait entre les prémisses
présentes dans le contexte et les indices laissés par l'un (ou
chacun) d'entre eux. Comme le disent Sperber et Wilson (1989:27), à
propos de l'opposition entre l'inférence et le décodage, Ç
un processus inférentiel a pour point de départ un ensemble de
prémisses et pour aboutissement un ensemble de conclusions qui sont
logiquement impliquées ou, au moins, justifiées par les
prémisses. Un processus de décodage a pour point de départ
un signal et pour aboutissement la reconstitution du message associé au
signal par le code sous-jacent. È Inférer, si l'on reprend la
définition du Nouveau larousse encyclopedique (1994), c'est
Ç tirer quelque chose comme conséquence d'un fait, d'un principe.
È De ce fait, la communication est un processus déductif,
c'est-à-dire dans lequel les communicateurs partent de leurs
prémisses pour tirer des conclusions, l'ensemble des prémisses
qu'il existe à un énoncé constituant son contexte.
Cependant, comme nous l'avons déjà abordé dans
l'Introduction24, les conclusions auxquelles arrive chaque
communicateur ne peuvent être déduites de façon certaine :
bien que partageant un contexte mondain potentiellement manifeste pour les
deux, les prémisses des deux interlocuteurs ne sont jamais
entièrement semblables, c'est-à-dire que les deux interlocuteurs
ne possèdent pas un Ç savoir mutuel È qu'ils partageraient
de façon certaine. Un interlocuteur ne sait jamais si les conclusions
post-compréhension que l'Autre va tirer de sa production seront les
conclusions souhaitées, et en même temps, un interlocuteur ne peut
arriver à être certain que les conclusions tirées de sa
compréhension sont celles auxquelles l'interlocuteur produisant a voulu
arriver. Ce que chacun forme, gr%oce à ses capacités
méta-représentationnelles (capacités de se
représenter les représentations de l'Autre), ce ne sont que des
hypothèses sur le processus cognitif qui ont amené l'Autre
à cette communication particulière. Ainsi, la communication est
un mécanisme
24 Voir Introduction I.2. L'incertitude
assurant Ç un succès tout au plus probable, mais
non certain. È (Sperber&Wilson, 1989:33)
Nous ne pouvons contredire que dans toute communication, ce
que souhaite chacun, c'est se faire comprendre, et donc réduire au
maximum la divergence potentielle entre les conclusions auxquelles la
production veut emmener la compréhension et les conclusions auxquelles
arrivent effectivement la compréhension. Inconsciemment, le
système déductif utilisé par les interlocuteurs est donc
amené à effectuer des choix parmi l'ensemble des
hypothèses possibles. Ces décisions sont guidées par le
processus de pertinence. Selon la définition de Hjrland et Christensen
(2002), Ç une chose A est pertinente pour la tâche T lorsqu'elle
augmente les chances d'arriver au but G, lui-même impliqué par T
È. De ce fait, toute hypothèse est pertinente pour un locuteur
lorsque, en tant que résultat du processus d'inférence, elle lui
apparait comme augmentant les chances d'arriver à la minimisation de la
divergence des conclusions souhaitées et effectives. Les interlocuteurs
n'ayant jamais des prémisses homogènes, chacun produit et
comprend en fonction d'une pertinence qui lui est propre, mais aussi en
fonction de celle qu'il suppose à l'Autre, c'est-à-dire que
chaque production est porteuse de sa pertinence optimale, et que chaque
interlocuteur produisant est mené à penser que l'Autre
possède les prémisses nécessaires pour tirer les
conclusions souhaitées.
Nous avions abordé dans l'Introduction l'analogie que
nous pouvions faire entre cette incertitude de la communication et
l'expérience de pensée du chat de Schrdinger : un chat est
enfermé dans une bo»te, et à un moment aléatoire, un
poison peut se renverser dans la boite. Ainsi, tant que la bo»te n'est pas
ouverte, nous ne pouvons juger que de la probabilité que le chat soit
encore en vie ou non, un expérimentateur voulant ressortir au moment
Ç pertinent È un chat vivant ou mort ne peut que juger des
probabilités de l'état de celui-ci avant d'ouvrir la bo»te.
Il en va de même pour la communication. Tant que le signe n'est pas
produit, le locuteur ne peut que suivre des hypothèses, qui
l'amèneront à produire l'énoncé aux
probabilités de pertinence les plus grandes. Pour ce qui est de la
compréhension, l'interlocuteur est amené à reconstruire
des hypothèses sur le raisonnement qui a amené l'Autre à
choisir ce moment précis pour ouvrir la boite, ou cet
énoncé comme porteur de probabilités de pertinence les
plus grandes. On retrouve dans cette idée le concept
économique de Ç l'incertitude stratégique
È, qui est Ç l'incertitude qui découle de l'interaction
des agents, l'environnement est tel que chaque individu doit anticiper le
comportement des autres pour prendre sa propre décision. Ici ce n'est
pas la "trop faible" rationalité des agents qui est source d'incertitude
mais au contraire leur trop parfaite rationalité. È
(Viviani,1994:112) Nous retrouvons cela dans notre sujet : l'incertitude au
sein de la communication est due au fait que, par essence, la communication est
une interaction au sein d'un environnement, et que chacun prend des
décisions de communication, en anticipant par hypothèses et
décisions sur les hypothèses et décisions de l'Autre.
Ainsi, ce qui amène de l'incertitude dans la communication n'est pas
Ç l'irrationalité È des décisions d'un
interlocuteur, mais au contraire le fait que, rationnellement, un locuteur est
conscient qu'il ne lui est possible que d'anticiper et jamais prédire,
il ne peut que créer des hypothèses et jamais des certitudes.
La communication est un processus complexe dans lequel chaque
échange a pour résultat un ensemble d'hypothèses sur les
intentions de l'Autre, mais aussi sur le résultat de l'efficacité
de la production de chacun. Les interlocuteurs cherchent à ce que
l'Autre reconnaisse leur intention communicative, mais aussi à ce qu'il
arrive à certaines conclusions. Se basant sur l'inférence et non
sur le décodage25, la communication laisse chacun dans une
situation d'incertitude face à l'efficacité effective des
processus cognitifs de l'Autre. Cependant, cherchant à comprendre et
à se faire comprendre, les interlocuteurs utilisent un système
qui est auto-régulé, à savoir un système
cybernétique permettant le feedback. Nous verrons cette notion dans le
chapitre II. Avant de voir cette notion, nous développerons le
fonctionnement de la pertinence dans le système.
25 Décodage selon la définition de la
théorie du code
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