B. Théorie du système
communicationnel
Nous venons de voir comment la communication ne pouvait se
satisfaire de l'approche de la théorie du code, fondée par
Ferdinand de Saussure. De par l'imposition d'une supériorité de
la langue sur le langage, la théorie de la transmission crée une
inévitable exclusion de la situation communicationnelle ainsi que des
interlocuteurs, ce qui sera pris à contrepied par les théories
pragmatiques, s'attachant à l'étude du langage dans ses
conditions de performances empiriques, plutôt que dans une vaine
tentative de description d'une langue-code utilisant des
signes-étiquettes et transitant entre deux interlocuteurs
idéaux.
Bien au contraire, ce travail suivra l'approche de
l'étude pragmatique de la communication, c'est-à-dire
l'étude de la communication telle qu'elle est utilisée par les
interlocuteurs de façon empirique. Plutôt que de concevoir les
signes comme des étiquettes renvoyant à une entrée d'un
code dont chaque interlocuteur aurait une copie, les signes seront dans notre
travail vus comme des indices permettant aux interlocuteurs d'inférer ce
que la situation d'interlocution ne sufÞt pas à communiquer, les
interlocuteurs s'accordant tacitement pour que leur communication soit
maximalement pertinente, c'est-à-dire que l'économie cognitive de
chacun soit maximale, dans la condition que celle-ci ne vienne pas mettre un
frein à l'efÞcacité générale du
système.
Ainsi nous avons vu que la communication était un
système dans lequel les interlocuteurs sont engagés,
c'est-à-dire qu'ils font partie d'un ensemble de signes en constante
interaction, dans lequel ils échangent des hypothèses et forment
des conclusions hypothétiques et inférentielles sur les signes
qui les entourent. Nous allons dans cette seconde partie développer plus
en profondeur ce qui fonde ce système, ainsi que le fonctionnement
interne des éléments qui le composent.
B.1. Stimulus et environnement B.1.1. Stimulus et
attention sélective
Nous vivons au quotidien entourés d'un nombre
incalculable de Ç choses È sur lesquelles nous pouvons
potentiellement communiquer : objets concrets, émotions, idées
pour le futur, souvenirs, etc. Comme le dit Gardiner (1989:62), Ç quand
nous sommes éveillés, notre esprit n'est jamais au repos. Nos
pensées et nos rêveries poursuivent tranquillement leur cours, ne
s'interrompant que lorsqu'un événement extérieur ou un
souvenir intéressant viennent solliciter notre attention. È
Notre étude se base sur la prémisse
théorique que notre recherche ne tend pas vers une réponse au
pourquoi nous choisissons de communiquer sur telle ou telle chose
puisque Ç dans une pragmatique de la communication humaine, il est
parfaitement hors de propos de demander pourquoi un individu a de
telles prémisses È (Watzlawick,1972:96), mais sur
comment nous communiquons sur cette chose. Comme nous l'avons vu dans
l'introduction, il est indéniable que nous communiquons toujours sur
Ç quelque chose È. Ainsi, afin d'utiliser un terme
générique pour renvoyer à ce Ç quelque chose
È, nous emprunterons à la théorie béhavioriste le
terme de stimulus afin de référer à ce qui
engendre, ce qui stimule la production de signe, Ç
l'événement (S) qui provoque une réaction (R) È
(Dubois, 1994:442), ce qui renvoie à Ç la situation
extralinguistique qui suscite chez un locuteur une réaction verbale,
ainsi que la matière acoustique ou graphique qui provoque une
réaction, verbale ou non, de la part d'un locuteur. È
(Mounin,2004:306) Notre étude étant une étude
sémiologique, nous appellerons stimulus toute situation
extrasémiotique et matière sémiotique qui suscite une
réaction chez un interlocuteur. Selon notre conception, les stimuli
peuvent être à la fois intrinsèques ou extrinsèques
au système communicationnel.
Cependant, même si le terme y est emprunté, il
est important de souligner que le stimulus auquel nous faisons
référence n'est pas celui du modèle béhavioriste
traditionnel stimulus-réponse (ou modèle S-R), dans lequel le
stimulus est considéré
comme un événement extérieur au
système à l'origine d'une manifestation à
l'intérieur de celui-ci. Ici, le stimulus est la Ç chose È
qui a la capacité de stimuler un processus communicationnel, cette
Ç chose È pouvant être de façon équivalente
intérieure ou extérieure au système, c'est-à-dire
de nature très diverse tant qu'elle peut potentiellement stimuler un
processus au sein du système. Comme nous l'avons vu dans le premier
chapitre, la communication est un système ouvert (en constante
interaction avec son environnement) dans lequel les interlocuteurs sont
continuellement engagés. Le stimulus ne peut donc pas être un
événement, une Ç chose È entièrement
extérieure au système qui engendrerait, provoquerait de
manière systématique un processus à l'intérieur
d'un système, puisque les processus intérieurs au système
sont continuellement actifs, et de façon autonome. Ainsi, Ç le
stimulus ne cause pas un processus dans un système par ailleurs inerte,
il ne fait que modifier les processus dans un système actif autonome.
È (VonBertalanffy,1973:214) En d'autres termes, le stimulus ne cause pas
les processus, mais a une potentielle influence sur ces processus autrement
autonomes.
Jusqu'ici nous avons couplé la définition du
stimulus avec une idée de potentialité, de capacité. Cela
est dU au fait qu'il existe deux types différents de stimuli : les
stimuli manifestes et les stimuli effectifs.
Les stimuli manifestes sont des stimuli potentiellement
effectifs, c'est-à-dire que ce sont de potentielles informations dans un
processus inférentiel. Pour reprendre la définition de Sperber et
Wilson (1989:65), un stimulus Ç est manifeste à un individu
à un moment donné si et seulement si cet individu est capable
à ce moment là de représenter mentalement ce (stimulus) et
d'accepter sa représentation comme étant vraie ou probablement
vraie. (...) ætre manifeste, c'est donc être perceptible ou
inférable. È Encore, nous ne nous soucions pas des conditions de
vériconditionnalité : un stimulus est manifeste lorsque le
contexte fournit potentiellement assez d'indices pour permettre à un
interlocuteur d'inférer une conclusion depuis ce stimulus, suite
à la mise en parallèle de ce stimulus avec d'autres informations
existant dans le contexte. Le stimulus représente Ç toute chose
communicable ; la question de savoir si tel (stimulus) est vrai ou faux,
valable, non valable ou indécidable n'entre pas en ligne de compte.
È (Watzlawik,1972:49) En effet,
nos sens peuvent nous tromper, et les hypothèses sur
lesquelles se basent l'inférence sont relatives à l'interlocuteur
qui les fait. Ainsi, un stimulus manifeste est un stimulus depuis lequel un
interlocuteur est capable d'inférer, un stimulus effectif est un
stimulus depuis lequel un interlocuteur infère effectivement.
La transition d'un stimulus manifeste à un stimulus
effectif est conduite par l'attention sélective. Bien que nous vivions
entourés de choses et de signes, ceux-ci ne se transforment pas tous en
information, c'est-à-dire que bien que nous soyons entourés de
stimuli manifestes, ils ne deviendront pas tous effectifs, et donc ne seront
pas tous utilisés dans une inférence. Deux interlocuteurs
à la terrasse d'un café peuvent discuter de leurs vacances au ski
sans communiquer sur le goUt du café ou le look du serveur. Ainsi, la
boisson ou la tenue du serveur sont des stimuli manifestes, tout comme le sont
leurs souvenirs du séjour en montagne, c'est-à-dire que les
interlocuteurs peuvent potentiellement communiquer sur l'un comme sur l'autre,
mais pourtant pas sur les trois en même temps. Un choix est
effectué parmi tous ces stimuli manifestes. C'est l'attention
sélective qui permet cette sélection, ce choix du stimulus
manifeste qui deviendra un stimulus effectif. Ce processus de sélection
est un processus permettant l'économie de l'effort cognitif que
créerait l'obligation d'avoir à traiter tous les stimuli
manifestes, traitement qui serait impossible aux vues de notre fonctionnement
cognitif par lequel Ç nous ne pouvons pas traiter de façon
élaborée tous les stimuli qui se présentent à nous
simultanément. È (Sieroff,1992:4) L'attention sélective
permet au système de ne choisir que le stimulus pertinent.
Effectivement, l'ensemble des stimuli est manifeste à un niveau
infra-attentionnel, et l'attention sélective est le processus de choix,
parmi l'ensemble des environnements, du stimulus manifeste saillant, et donc
pertinent, qui deviendra stimulus effectif.
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