B.3. Un système cybernétique B.3.1.
Définition
Jusqu'ici, nous avons développé que la
communication était un système dans lequel les processus
principaux de production et de compréhension sont inséparables et
influencés l'un par l'autre. De plus, ce système est un
système ouvert, à savoir influencé par son environnement,
et par conséquent dépendant de l'espace-temps. Ainsi, aucun signe
n'est indépendant de ce qui le précède, ni d'ailleurs de
ce qui le suit. Comme nous l'avons vu dans la première partie, nous ne
considérons pas qu'il puisse exister de tours de parole
échangés entre un communicateur et un récepteur, et de ce
fait, tout signe produit devient lui-même un nouveau stimulus et est
perceptible, pas seulement pour l'Autre, mais aussi pour celui qui l'a produit.
Ainsi, la production, créatrice d'outputs, est simultanée
à la compréhension, traitant les inputs, les deux étant
entièrement inter-dépendants : tout output est un nouvel input.
Ce phénomène, traditionnellement appelé
rétroaction, permet au système d'optimiser sa pertinence et aux
interlocuteurs d'être dans une constante phase d'apprentissage.
Ce type de système correspond à un
système cybernétique, c'est-à-dire un système
oü tout output est immédiatement réinjecté en tant
que nouvel input. Toute production sémiotique produit un stimulus qui
sera manifeste (à la condition que l'Autre puisse percevoir cette
production), c'est-à-dire que tout output devient un input potentiel,
qui, dans la grande majorité des cas, deviendra effectif. De cette
manière, tout output influence les inputs suivants, une production qui
semblerait sans rapport avec ce qui lui est antérieur est tout de
même influencée par ce qui précède puisque la
perception de rupture est due à cette production antérieure.
Cette notion de Ç réinjection È de l'output dans le
système est appelé feedback, ou rétroaction, qui est la
Ç commande d'un système au moyen de la réintroduction dans
ce système des résultats de son action. (...) La langue peut
être ainsi conçue comme un système autorégulateur.
È (Dubois,1994:201) Cette autorégulation est un processus qui
existe afin de faire face aux jeux de la communication, de réajuster la
mise en commun
communicationnel qui peut être divergente. Comme le
disent Sperber et Wilson (1989:311), Ç lorsqu'il y a des
problèmes de communication, (l'interlocuteur) doit essayer de
découvrir quelle fausse image de lui a permis à (l'Autre) de
penser que son énoncé serait optimalement pertinent. È
Ainsi, lorsqu'une incompréhension intervient dans la communication,
c'est-à-dire lorsque la pertinence est divergente, chaque interlocuteur
se doit de découvrir quelle(s) hypothèse(s) les ont amené
à cette situation.
Ainsi, la communication est un système
cybernétique, et plus précisément un type particulier de
système cybernétique. Nous partirons d'une définition
générale du système cybernétique, que nous
affinerons jusqu'à pouvoir définir le système
communicationnel.
VonBertalanffy (1973:20) donne une première
définition de la cybernétique comme : Ç la théorie
des systèmes contrôlés fondés sur la communication
(transfert d'informations), système-environnement et interne au
système, et sur le contrôle (rétroaction) de la fonction du
système en ce qui concerne l'environnement. È Cette
première définition réfère à ce qu'il
convient d'appeler la Ç première cybernétique È, et
réfère aux systèmes dans lesquels existe une idée
de circularité, c'est-à-dire systèmes dans lesquels il
existe un retour d'informations, ou contrôle rétroactif,
dicté originellement par un observateur extérieur au
système. Un parfait exemple d'un système de la première
cybernétique est le thermostat d'un radiateur : c'est en
contrôlant la chaleur sortante qu'il ajuste sa température pour
arriver à la température désirée. Celle-ci, qui est
le but à atteindre par le système, est fixée par un
élément qui est extérieur au système. Cette
extériorité de la norme est étrangère au
fonctionnement du système communicationnel, c'est pourquoi la
définition de la première cybernétique n'est pas
entièrement adéquate à l'étude de ce type de
systèmes.
Ainsi, il convient de perfectionner, voir de reformuler cette
définition du cybernétique pour un système vivant comme le
système communicationnel. Ce type de système est
étudié par ce qui est appelé la Ç seconde
cybernétique È,
redéfinissant la nature même du système
étudié. C'est ce que nous allons voir par la suite.
Alors que la première cybernétique avait pour
but l'étude et le perfectionnement des machines38, la seconde
cybernétique prend pour objet d'étude le vivant. Dans ce
changement de paradigme, le système obtient un statut différent :
le système est autonome, autoréférentiel39,
auto-organisateur et auto-régulateur. Moreno (2004:137) définit
les systèmes étudiés par la seconde cybernétique
comme Ç les systèmes abstraits capables de générer
de nouvelles formes d'organisations non prédictibles trivialement par un
observateur ou apparaissant comme tel. È Dans ce type particulier de
système, l'observateur ne peut plus être extérieur au
système, au contraire, il lui est intérieur : le système
est auto-produit, il s'organise selon des éléments qui lui sont
internes et agit en fonction de lois et de règles qui lui sont
intérieures et qu'il génère, agissant Ç par
lui-même et pour lui-même, il est à la fois source et
destinataire de ses actions. È (ibid:141) Le système, selon la
seconde cybernétique, est autopo ·étique. Voici la
définition qu'en donne Varela (1989:45) :
Un système autopo ·étique est
organisé comme un réseau de processus de production de composants
qui (a) régénèrent continuellement par leur
transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits, et
qui (b) constituent le système en tant qu'unité concrète
dans l'espace oü il existe, en spécifiant le domaine topologique
oü il se réalise comme réseau.
Ces systèmes particuliers, adaptés à la
description des systèmes humains, sont des systèmes autonomes
adaptatifs : alors qu'ils n'échangent pas avec leur environnement, ils
sont pourtant capables de s'y adapter. Ainsi, ces systèmes sont
autonomes mais pourtant s'insèrent dans des métasystèmes
de plus grande envergure.
La définition que nous venons de donner du
système selon la seconde cybernétique en tant que système
autopo ·étique adaptatif, c'est-à-dire autonome,
auto-référentiel et auto-organisé, correspond aux
caractéristiques du système communicationnel : la communication
est une mise en commun entre deux (ou plusieurs) interlocuteurs selon des
règles générées par le système, et c'est
cette
38 Il convient tout de même de remarquer nombreuses
applications de la première cybernétique au vivant par
l'école de Palo Alto et les penseurs qui y sont associés.
39 La genèse de ce théorème est
donnée à Von Foester reprenant Maturana dans une de ces
conférences : Ç anything said is said by and to an observer.
È
production qui crée, qui régénère
continuellement le système, le contrôle étant exercé
au travers de la compréhension par et pour les interlocuteurs qui sont
à l'intérieur du système en autonomie par rapport à
son environnement, cette autonomie étant adaptative : lorsqu'ils
communiquent, les interlocuteurs communiquent sur leur environnement
et non pas par leur environnement, il n'existe donc pas
d'échange direct entre le système et son environnement. Cette
adaptivité du système autonome en fait un système dit
Ç social È, c'est-à-dire qu'un système est
composé d'un ensemble de sous-systèmes et est partie
intégrante de métasystèmes, ou métaréseaux.
En d'autres termes, chaque système s'adapte en fonction des autres
systèmes qui composent son environnement : par exemple, il est
indéniable que le système communicationnel soit bien
inséré dans d'autres systèmes que sont le système
social, historique, religieux, etc., ce qui ne l'empêche pas de leur
être autonome. De cela découle l'importance de la prise en compte
d'une hiérarchie dans l'étude des systèmes :
l'auto-organisation du système se fait gr%oce à la formation de
configurations spécifiques, de patterns organisateurs émergeant
à un niveau macroscopique par répétition d'interactions
à un niveau microscopique, en d'autres termes, Ç à partir
d'un ensemble d'interactions microscopiques (...) une forme apparemment
simplifiée d'organisation apparait. È (Moreno,2004:138) 40
Ainsi, la communication est un système
autopo ·étique, i.e. qui s'auto-produit, s'auto-organise et
s'auto-régule, en fonction d'éléments qui lui sont
intérieurs. Nous avons vu que l'organisation dans le système est
effectuée par un contrôle d'informations par feedback, ce feedback
étant devenu au travers de la seconde cybernétique le concept
d'autorégulation. Nous allons voir cette autorégulation plus en
détails à travers son application au système
communicationnel.
40 On retrouve cette idée dans la littérature
sur la schizophrénie la déÞnissant comme pattern de
communication résultant non plus d'un choc ponctuel mais de la
répétition d'interactions Ç
schizophrénogènes. È Voir notamment Watzlawick (1972) et
Bateson (1977-1980)
Nous reviendrons sur cette idée dans le troisième
chapitre du présent travail.
|