Introduction
I.1. L'impossibilité de ne pas communiquer
Ç Tout refus de communiquer est une tentative de
communication ;
tout geste d'indifférence ou d'hostilité est appel
déguisé. È
A. Camus, L'étranger.
Partons du constat fait par Paul Watzlawick (1972:46) :
Ç on ne peut pas ne pas communiquer : le comportement a
une propriété on ne peut plus fondamentale : (...) (il) n'a pas
de contraire. Autrement dit, (...) on ne peut pas ne pas avoir de comportement.
Or, dans une interaction, tout comportement a valeur de message,
c'est-à-dire qu'il est une communication. (...) Un homme attablé
dans un bar rempli de monde et qui regarde devant lui, un passager qui dans un
avion reste assis dans son fauteuil les yeux fermés, (...) ne veulent
pas qu'on leur adresse la parole, en général, leurs voisins
«comprennent le message» et y réagissent normalement en les
laissant tranquilles. È
Ainsi, même refuser de répondre, c'est
communiquer (ou méta-communiquer)8 que l'on ne souhaite pas
interagir. Nous nous trouvons dans une configuration oü nous devons
communiquer dès lors que nous sommes dans une situation d'interaction
avec un Autre, comme le dit Goffman9 : Ç chaque fois que nous
entrons en contact avec autrui (...) nous nous trouvons devant une obligation
cruciale : rendre notre comportement compréhensible et pertinent compte
tenu des événements tels que l'autre va sUrement les percevoir.
È De ce fait, dans toute situation d'interaction, les interlocuteurs
doivent identifier et choisir les signes qui seront adéquats pour
assurer le bon déroulement de la communication.
Cette impossibilité de ne pas communiquer est une
propriété qui a été le point de départ des
études psychiatriques sur la communication, notamment la communication
chez les schizophrènes. En effet, l'observation de la communication chez
les schizophrènes a mené à la constatation que les
personnes qui souffrent de ce trouble cherchent à ne pas communiquer,
via des formes de Ç non-sens, silence, retrait, immobilité (ou
silence postural), ou toute autre forme de refus. È (Watzlawick,
1972:48) Or, ces formes de refus sont elles-mêmes des communications,
communiquant le refus de communiquer. Mais ces formes de communications ne se
retrouvent pas uniquement dans les communications chez les
schizophrènes. En
8 Par soucis de concision pour la suite de l'étude, et
sauf indication contraire, l'utilisation du verbe Ç communiquer È
englobera la notion de communication et de méta-communication
9 Goffman, Façon de parler. Cité dans
Blanchet (1996).
effet, la recherche d'une forme de Ç non communication
È, selon l'expression de Watzlawick (1972), est une configuration qui
concerne chaque interlocuteur qui souhaite communiquer qu'il ne souhaite pas
communiquer en annulant la communication, c'est-à-dire en amenant
l'Autre à comprendre que l'interlocuteur ne souhaite pas
coopérer, en faisant passer la pertinence de l'échange à
un niveau méta-communicationnel10. Cette situation est
paradoxale car elle amène à communiquer le désir de
Ç non-communication È, à savoir donc qu'il est impossible
de ne pas communiquer, puisque le stade de non-communication passe par un
premier stade de communication.
10 Nous développerons ce point plus en détails dans
la partie C.
I.2. L'incertitude
Ç Chaque être humain conna»t une frange
d'incertitude quant aux types de messages qu'il émet.
È Y. Winkin, La nouvelle communication.
Malgré une communication permanente, nous ne sommes
jamais dans une situation oü nous pouvons affirmer avec certitude que
notre production communicationnelle a été comprise de
façon juste, c'est-à-dire que nous ne pouvons jamais avoir
l'entière certitude de l'efficacité de notre communication.
Pour illustrer cette idée, nous utiliserons par
analogie l'expérience de pensée du Ç Chat de Schrdinger
È. Bien que cette expérience ait été
utilisée afin de démontrer des propriétés de
physique quantique, nous pouvons très bien la transposer pour illustrer
notre propos actuel.
Imaginez un chat que l'on a enfermé dans une boite.
Avec lui se trouve un flacon de poison pouvant se libérer à tout
moment, de façon aléatoire. Tant que la boite est fermée,
les observateurs de l'expérience ne peuvent pas savoir si le poison a
été libéré ou non, si le chat est vivant ou mort,
ce n'est qu'une fois la boite ouverte que l'expérimentateur peut juger
des propriétés de ce qui se trouve à
l'intérieur11. Il en est de même pour la communication
: tant que le locuteur n'a pas produit les signes, ceux ci peuvent être
efficaces ou non. Cette idée explique pourquoi les locuteurs se
reprennent, ré-expliquent leurs propos, voir même parfois ne se
comprennent pas : ils ne peuvent garantir de l'efficacité des signes
tant qu'ils ne sont pas produits, donc tant qu'ils ne sont pas
interprétables et interprétés, et même après
leur production, les interlocuteurs seront incapables d'affirmer de
façon certaine de l'efficacité ou non de leur production. Cela
explique également pourquoi certaines communications sont inefficaces :
le locuteur ne peut pas juger entièrement de l'efficacité de sa
production tant que celle-ci n'est pas effective. En d'autres termes, le
processus cognitif de choix des signes (qui s'effectue pré-production)
ne permet pas de juger de façon certaine des signes qui seront efficaces
pour communiquer, le
11 Pour les explications précises de cette
expérience, voir Schrodinger, 1992, Physique quantique et
representation du monde
jugement d'efficacité significative ne pourra être
effectué qu'une fois le jugement retour (c'est-à-dire le jugement
de la compréhension de l'interlocuteur) possible.12
Cette notion explique l'existence d'un certain type de jeux
communicationnels, car celui qui produit ne peut rendre compte de
l'efficacité des signes qu'une fois ceux-ci produits, ce qui justifie
les processus de réajustement nécessaires à la
communication. Le locuteur aura beau faire preuve de tout le zèle
possible, il ne pourra jamais être entièrement sUr (pendant le
stade cognitif pré-production) de l'efficacité de ses propos.
Nous reviendrons sur ce point dans la suite de notre travail.
Ce processus d'incertitude est différent de la notion
linguistique d'ambigu ·té. En effet, l'ambigu ·té
concerne la multiplicité de compréhensions possibles d'un signe
particulier. Or un interlocuteur ne produit jamais de signes ambigus pour lui,
c'est-àdire que les signes qu'il produit sont toujours incertains du
point de vue de l'efficacité mais ne sont jamais ambigus au niveau du
sens. La production délibérée d'un signe que
l'interlocuteur sait ambigu pour l'Autre ne sera pas ambigu pour
l'interlocuteur, qui le produit dans un but méta-communicationnel.
Ce point sur l'incertitude sera très important pour notre
propos, nous y reviendrons donc plus en détails dans la suite de ce
travail.
12 Ce jugement retour est possible gr%oce à un
système cybernétique. Cette notion sera développée
dans la partie B.
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