B.3.3. L'imprédictibilité
La communication, même existant dans des conditions
optimales, a une probabilité d'échec. Nous allons voir ici que,
aux vues des propriétés du système et de ses
éléments, cette probabilité d'échec est
inévitable. Nous avons déjà abordé à
plusieurs reprises qu'il existe une imprédictibilité due au fait
que le système communicationnel ne peut en aucun cas être
considéré comme un système traitant des informations
absolues, ceci étant dU au fonctionnement inférentiel des
processus cognitifs humains utilisés lors de la communication. Ce qui
affecte le système cybernétique, puisque l'autorégulation
s'en trouve touchée dans sa nature : le contrôle effectué
dans le système n'est pas un contrôle par information absolue,
mais une nouvelle hypothèse. Nous verrons dans la dernière partie
de ce chapitre en quoi l'identité du système joue sur son
imprédictibilité.
L'imprédictibilité est une
propriété des systèmes dynamiques nondéterministes,
c'est-à-dire les systèmes dans lesquel à un moment
donné T, il est impossible de prédire de façon certaine
quel sera l'état du système à un moment ultérieur
à T. Pour ce type de système, l'évolution est
non-linéaire, c'est-à-dire qu'elle ne suit pas une
périodicité et encore moins un Ç trajet È qui
serait Þxe, oü chaque effet relèverait d'une certaine
proportionnalité aux conditions de T. Dans ces systèmes, un
changement minuscule sur une de ses conditions à un temps T pourra avoir
des conséquences gigantesques imprévues à un temps T', ce
sont des système oü Ç le fait de jouer modiÞe les
règles du jeu. È (Gleick,1989:46)
Le système communicationnel répond à ces
critères : tout nouveau Ç coup È redéÞnit le
jeu et toute déviation ou perturbation à un moment donné
pourra prendre des proportions insoupçonnées au moment de la
production de cette déviation. Ainsi, le statut inférentiel des
processus communicationels fait qu'il n'existe jamais de savoir mutuel absolu,
et de ce fait, toute communication est sujette à hypothèses et
donc à une possible déviation de la mise en commun des sens entre
interlocuteurs. Nous ne reviendrons pas sur l'inférence, point amplement
développé précédemment, mais allons voir dans cette
partie en quoi le statut autonome du système renforce l'activité
inférentielle et ipso facto l'imprédictibilité du
système.
Comme nous l'avons vu, le système communicationnel est
un système entièrement autonome : l'interaction avec son
environnement est informative. Nous avons également vu qu'il
était auto-référentiel, ce qui signifie que Ç le
système est basiquement un système d'observation de sa propre
utilisation. È (Roulland,2010:75) Ainsi, pour fonctionner, le
système autopo ·étique ne peut utiliser que ses propres
éléments, et de ce fait la communication ne peut fonctionner
qu'avec des patterns qui lui sont internes. Nous avons aussi vu que ces
patterns fonctionnent au travers de choix parmi un ensemble
d'hypothèses, lesquelles étant sélectionnées pour
leur probabilité la plus grande. Or, la probabilité de ces
éléments n'a pas de valeur quantitative, il nous est impossible
de choisir une échelle de 0 à 100 afin de définir ce qui
fait qu'une hypothèse est plus probable qu'une autre. Pour reprendre
l'exemple que nous avons utilisé dans la première partie des deux
amis en pleine discussion autour d'un verre, il est difficilement concevable
que l'homme qui reçoit face à son ami au verre vide fonctionne
sur des prémisses du type Ç Il y a 80 % de chances pour que mon
ami souhaite que je le resserve. È Cependant, il lui est possible de
juger qu'il est plus probable qu'il souhaite se faire resservir
(hypothèse A) plutôt que de rester le verre vide (hypothèse
B). Ainsi, il est capable de juger que A est plus probable que B, mais le choix
entre ces deux hypothèses n'est pas un choix quantitatif : c'est au
travers d'un jugement comparatif que s'exécute ce choix, en comparant
les hypothèses et en choisissant celle qui a plus de Ç force
»43 qu'une autre, celle-ci se définissant par l'histoire
cognitive et subjective d'une hypothèse chez un interlocuteur. Ainsi un
élément n'existe qu'en comparaison à l'existence de tous
les autres qui ne sont pas lui et se compare aux autres en fonction de sa
force, elle même relative et subjective44. Pour revenir
à notre point sur l'imprédictibilité, tout observateur
s'aventurant à vouloir prédire le système ne peut que
devenir partie de ce système, toute approche sur le langage ne peut
qu'utiliser le langage, et de surcro»t, cet interlocuteur ne peut
envisager le contrôle qu'en adoptant l'intérieur du
43 Selon Sperber et Wilson (1989:123-125), la Ç force
de nos hypothèse correspond à la probabilité qu'elles
soient vraies, (...) une représentation du degré de confirmation
d'une hypothèse n'(étant) jamais qu'une autre hypothèse,
(...) basée sur un jugement comparatif. È
44 L'opposition des deux types se fait ainsi : une comparaison
quantitative est objectivement gradable, ainsi nous pouvons dire que Rennes est
plus loin de Paris que de Nantes, et ce en donnant des chiffres précis
à l'appui, à savoir qu'il y a 250 km de plus pour aller à
Paris. Une comparaison qualitative, elle, nous permet de dire qu'un costume
nous va mieux qu'un autre, mais pas Ç à quel point È il
nous va mieux, une comparaison qualitative se base toujours relativement
à un autre élément de la classe.
système, puisque l'autorégulation est
gérée par le système seul selon un fonctionnement qui lui
est propre, en dehors de toute intervention extérieure. De cette
contrainte na»t l'imprédictibilité, car tout observateur,
s'il veut prédire de façon juste, doit prendre part au
système et donc au jeu des inférences et des hypothèses,
et inévitablement à un jugement de probabilité subjective,
ce qui le conduirait, fondamentalement et paradoxalement, à ne plus
pouvoir prédire.
Donc, aucune prédictibilité objective d'un
observateur extérieur ne peut exister, ce par le fait qu'aucun
observateur ne peut être extérieur au système. Admettons
donc cette contrainte d'intériorité et supposons qu'une
détermination intérieure au système veuille être
faite. Nous verrons ensuite en quoi le statut autonome du système
communicationnel dans son rapport à son environnement temporel renforce
son imprédictibilité et empêche cette détermination
intérieure.
Nous commencerons, par convenance logique et
méthodologique, par analyser le rapport au temps passé. Comme
nous l'avons développé plus haut, le sens donné dans une
communication est guidé par les hypothèses sur le monde de chaque
interlocuteur. Or aucun interlocuteur ne possède les mêmes
hypothèses sur le monde qu'un autre, le savoir mutuel n'existe pas.
L'expérience, et donc la mémoire des interlocuteurs diverge
immanquablement, ce qui les amène à donner des sens
différents aux signes. Comme le disent Sperber et Wilson (1989:32),
Ç chaque individu tend à développer un savoir qui lui est
propre. Des expériences de vie différentes produisent
nécessairement des savoirs différents. È
Poussons la réßexion plus loin et admettons un
instant qu'un des interlocuteurs possède un savoir absolu sur le
passé de l'Autre dans le temps présent. Malgré le lien
insécable qui existe entre le passé et le temps présent,
ce savoir sur notre passé est entièrement relatif,
c'est-à-dire qu'à tout moment d'interlocution, le passé,
par définition, n'est plus. Ce qui subsiste, c'est une perception
présente, relative à la situation de communication actuelle, de
manifestations passées du système, et donc elle-même
perception informationnelle de ces expériences passées. Ce sont
des informations sur le passé qui demeurent, informations qui, par
essence, ne sont pas absolues. En effet, comme le souligne Bateson (1980:55) :
Ç dans le présent, ne subsistent que des messages relatifs au
passé, c'est cela que nous nommons souvenirs et cela,
nous pouvons à chaque instant les recadrer et les moduler. È
Qui plus est, l'inférence présente se base sur
des informations anciennes relatives, mais cette relativité existe
également pour toute information nouvelle. En effet, bien que partageant
un environnement potentiellement communément manifeste, il est
impossible de prouver catégoriquement que la perception sensorielle de
l'environnement direct du système est semblable chez tous les
interlocuteurs. Il semble au contraire qu'il soit logique d'adopter l'optique
que la perception sensorielle est subjective et donc relative à
l'individu qui a cette perception.
EnÞn, le système communicationnel étant
indépendant du système temporel, le premier se trouve être
entièrement imprédictible sur le long terme. Le futur, de nature,
n'est pas un état obtenu mais un ensemble de possibles. Très
schématiquement, imaginons une communication oü un interlocuteur
veut partir du point A pour arriver au point Z. Pour cela, il imagine une
chaine partant de A pour faire inférer B, de B pour faire inférer
C, et ainsi de suite jusqu'à Z. Cependant, nous savons qu'aucune
communication n'est absolue mais hypothétique, et que l'interlocuteur ne
possède aucune certitude d'arriver à amener l'Autre à B,
ni même à C, etc. Il est probable qu'apparaisse une
déviation, une perturbation qui amènera l'Autre à
inférer B', ensuite C", et ainsi de suite sans peut être que
l'interlocuteur n'arrive à son but Z.
Cette imprédictibilité sur le long terme est une
expérience courante, théorisée depuis le
développement par John Locke de la notion d' Ç association des
idées È, qui correspond au phénomène que nous
rencontrons lorsque dans une conversation nous nous retrouverons à un
stade de la conversation, auquel, après coup, nous n'aurions jamais
envisagé pouvoir arriver.
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