SECTION 2. La protection inachevée des droits
substantiels garantis par la Convention européenne des droits de
l'Homme
Les droits substantiels, aussi appelés droits
matériels, sont des règles de fond qui régissent un
domaine particulier du droit, par opposition aux droits procéduraux. Ils
sont nombreux dans la Convention européenne, pourtant seuls certains,
précisément deux, tendent à être reconnus aux
demandeurs d'asile. Il s'agit du droit au respect de la vie privée et
familiale d'une part, et des droits sociaux d'autre part. Alors que le premier
tend vers une protection avancée des demandeurs d'asile par la
Convention européenne (Paragraphe 1), les seconds font assurément
l'objet d'une protection partielle (Paragraphe 2).
Paragraphe 1. Vers une protection avancée du droit
au respect de la vie privée et familiale
Il n'existe pas, au regard du droit, de définition
juridique unanime de la << famille153 ». Cela peut poser
des problèmes pour une cour internationale dont la jurisprudence n'est
pas dédiée à s'appliquer à un seul Etat mais
à plusieurs, en l'occurrence quarante sept Etats pour la Cour
européenne des droits de l'Homme. Or le non respect de ce droit pour les
demandeurs d'asile est un risque face à des politiques migratoires
restrictives qui s'attache déjà à entraver le
séjour des demandeurs d'asile eux-mêmes avant même de
s'occuper de leur famille.
152 Voir Frédéric Sudre, << La pratique
française de rétention de mineurs migrants au ban de la
Convention », La semaine juridique Edition générale n°
8, 2012, p 221.
153 La Convention européenne des droits de l'Homme donne
elle-même une définition autonome de la famille, et s'y rajoute
les définitions propres au droit de chaque Etat.
Cependant, un droit a émergé pour garantir aux
migrants le droit de garder une cellule familiale unie. Certains parleraient du
droit au « regroupement familial », pourtant ni la Convention, ni la
Cour européenne ne connaissent ce vocable. Le « regroupement
familial » est une règle communautaire ou nationale, qui
prévoit des conditions d'autorisation pour que la famille d'un
étranger puisse le rejoindre sur le territoire de l'Etat où il
séjourne régulièrement. Toutefois, la Cour
européenne peut connaitre d'autres développements l'amenant
à statuer sur le droit à mener une vie familiale normale au sens
de l'article 8 de la Convention EDH dans des cas propres aux étrangers
en situation irrégulière, à savoir la fuite du pays
d'origine ou l'expulsion du pays tiers c'est-à-dire le franchissement
d'une frontière (A), mais également l'enfermement (B).
A/ Le droit au respect de la vie familiale lors du
franchissement de frontière
La famille peut être désolidarisée par le
fait d'un déplacement hors du pays d'origine. Dès lors, le droit
à une vie familiale normale au sens de la Convention peut recouvrir deux
acceptions : le droit pour un étranger de voir sa famille le rejoindre
dans le pays où il séjourne d'une part (1), et le droit de ne pas
être séparé de sa famille en cas d'éloignement
d'autre part (2). Cette distinction donne justement lieu à une
jurisprudence distincte de la Cour EDH.
1) Le droit d'être rejoint par sa
famille
Il s'agit ici de l'acception généralement admise
du droit au regroupement familial tel que certains Etats le connaisse, en
particulier les Etats membres de l'Union européenne, c'està-dire
du droit accordé aux membres de la famille d'un étranger de le
rejoindre dans le pays où il se trouve. Il est le plus souvent admis que
l'autorisation des Etats à ce regroupement se fait en faveur des membres
de la famille d'un étranger résidant régulièrement
sur leur territoire. Cela signifie qu'un étranger en situation
régulière aurait le droit de faire entrer d'autres
étrangers sur le territoire de l'Etat où il réside pour
l'unique raison qu'ils font partie de sa famille. Ce droit n'est pas exactement
reconnu par la Convention dont l'article 8 énonce en son alinéa
1er que « toute personne a droit au respect de sa vie
priée et familiale [...] ». Il s'agit donc plus exactement d'un
droit à la protection de la vie familiale. Plus restreint, que le droit
au regroupement familial prévu notamment par une directive de l'Union
européenne154,
154 Directive 2003/86/CE du Conseil du 22 septembre 2003 relative
au droit au regroupement familial.
le droit prévu à l'article 8 de la Convention
n'impose pas aux Etats signataires d'accepter les membres de la famille de
l'étranger en situation régulière ou
irrégulière dans le pays d'accueil155. Cela n'a pas
empêché la Cour de permettre aux étrangers de se
prévaloir de la Convention afin de faire valoir un droit au <<
regroupement familial ». Ce droit tel qu'il ressort de l'article 8
présente d'autant plus d'intérêt qu'il touche tous les
justiciables au sens de la Convention et donc également les
étrangers en situation irrégulière présents sur le
territoire d'un Etat contractant. Cela concerne donc ici encore les demandeurs
d'asile alors que ce n'est pas ce qui est prévu par la Directive de
l'UE.
Toutefois, dans l'arrêt fondateur du 28 mai 1985,
Abdulaziz, Cabales et Balkandali contre Royaume Uni156, la
Cour de Strasbourg a entendu garantir aux étrangers le
bénéfice de l'article 8 de la Convention. Elle a effectivement
déclaré que l'on << ne saurait exclure que des mesures
prises dans le domaine de l'immigration risquent de porter atteinte au droit au
respect de la vie familiale, garanti par l'article 8157 ».
Toutefois, confrontée à un domaine sensible pour lequel les Etats
se considèrent largement souverains, la Cour n'est pas allée
jusqu'à reconnaître une garantie absolue de ce droit face aux
politiques migratoires nationales. Pour elle, en l'espèce, <<
l'article 8 ne saurait s'interpréter comme comportant pour un
État contractant l'obligation générale de respecter le
choix, par des couples mariés, de leur domicile commun et d'accepter
l'installation de conjoints non nationaux dans le pays. » Dans ces trois
affaires jointes, << les requérantes n'ont pas prouvé
l'existence d'obstacles qui les aient empêchées de mener une vie
familiale dans leur propre pays, ou dans celui de leur mari, ni de raisons
spéciales de ne pas s'attendre à les voir opter pour une telle
solution158 ».
En conséquence, << il n'y a pas eu "manque de
respect" pour la vie familiale, ni donc infraction à l'article 8
considéré isolément »159. La
souveraineté des Etats n'est ainsi pas remise en cause par la Cour dont
la jurisprudence apparait ici réservée.
De même, avec l'arrêt Sen contre Pays-Bas
du 21 décembre 2001, la Cour européenne des droits de l'homme a
précisé que << l'article 8 peut engendrer des obligations
positives inhérentes à un "respect" effectif de la vie familiale.
Les principes applicables à pareilles obligations sont comparables
à ceux qui gouvernent les obligations négatives. Dans les deux
cas, il faut tenir compte du juste équilibre à ménager
entre les intérêts concurrents de l'individu et de la
société dans son ensemble ; de même, dans les deux
hypothèses, l'État jouit
155 Denis Martin, << La Cour de justice et le droit au
regroupement familial : trop ou trop peu ! », RTDH 2008, p. 603.
156 Cour EDH, 28 mai 1985, Abdulaziz, Cabales et
Balkandali, Req. n° 9214/80 ; 9473/81 ; 9474/81.
157 Ibid., § 60.
158 Ibid § 68.
159 Ibid § 69.
d'une certaine marge d'appréciation160
».
Le contrôle de proportionnalité qui n'est pas
réservé aux affaires touchant au droit des étrangers,
n'est cependant pas une technique juridique utilisée de manière
anodine. La Cour se prémunit aussi contre les contestations des Etats
qui refuseraient l'application d'un droit inconditionnel au « regroupement
familial ». Ainsi au paragraphe 36 du même arrêt, la CEDH a
précisé les principes applicables en la matière, tels
qu'énoncés dans ses arrêts Gül contre
Suisse161, du 19 février 1996 et Ahmut contre
Pays-Bas162 du 28 novembre de la même année. En
premier lieu, « l'étendue de l'obligation pour un État
d'admettre sur son territoire des parents d'immigrés dépend de la
situation des intéressés et de l'intérêt
général. » En deuxième lieu, selon « un principe
de droit international bien établi, les États ont le droit, sans
préjudice des engagements découlant pour eux de traités,
de contrôler l'entrée des non-nationaux sur leur sol. » En
troisième lieu, « en matière d'immigration, l'article 8 ne
saurait s'interpréter comme comportant pour un État l'obligation
générale de respecter le choix, par des couples mariés, de
leur résidence commune et de permettre le regroupement familial sur son
territoire.163 »
Il n'y a donc pas de règle générale en la
matière. C'est même plutôt l'imprévision qui
règne. Seule la jurisprudence concernant des enfants offre une certaine
sécurité.
En effet, la Cour a l'habitude de leur dédier une
jurisprudence circonstanciée du principe d'intérêt
supérieur de l'enfant. Dans les décisions intéressant
l'article 8 de la CEDH, comme pour celles intéressant l'article 3, les
juges prennent en considération l'âge des enfants
concernés, leur situation dans leur pays d'origine et leur degré
de dépendance par rapport à des parents164 comme nous
l'avons vu précédemment. Or, la Cour donne l'impression qu'un
constat de violation de l'article 8 de la CEDH s'impose dès lors qu'un
enfant est concerné. Ce n'est pas une règle énoncée
par la Cour mais un sentiment qui se dégage à la lecture de sa
jurisprudence.
Le caractère régalien du droit des
étrangers ressort ainsi amplement de cette jurisprudence, et c'est la
même constatation qui s'impose à l'étude du droit de ne pas
être éloigné de sa famille.
160 Cour EDH, 21 décembre 2001, Sen c/ Pays-Bas,
n° 31465/96, § 31
161 Cour EDH 19 févr. 1996, Gül c/ Suisse,
Req. n° 23218/94, § 38.
162 Cour EDH 28 nov. 1996, Ahmut c/ Pays-Bas, Req.
n°21702/93, § 67.
163 Cour EDH, 28 mai 1985, Abdulaziz, Cabales et Balkandali
c. Royaume Uni, Req. n° 9214/80 ; 9473/81 ; 9474/81.
164 Arrêt Sen précité, § 37 ;
Cour EDH 31 janv. 2006, Rodrigues da Silva c. Pays-Bas, § 39.
2) Le droit de ne pas être expulsé et
séparé de sa famille
On parle parfois de << double peine » lorsqu'un
seul des membres d'une famille est frappé d'une mesure
d'éloignement, et ainsi forcé de quitter la cellule
familiale165. C'est en se fondant sur l'article 8 de la CEDH mais
également sur l'article 9 de la Convention de Rome166, que la
Cour européenne a initié une protection contre cette <<
double peine » ne touchant pas seulement la personne expulsée, mais
également sa famille. Mais la Cour s'est montrée, sur ce terrain
sensible, très timide.
Elle distingue la situation des étrangers
illégalement établis sur le territoire d'un État membre de
celle des étrangers en séjour régulier mais faisant
l'objet d'une mesure d'expulsion à la suite d'une condamnation
pénale.
En ce qui concerne les étrangers qui se sont
établis illégalement sur le territoire d'un Etat contractant, la
Cour refuse généralement de reconnaître le droit de ne pas
être expulsé pour raison familiale ce qui reviendrait à
accorder à ces personnes un véritable droit de séjour sur
le fondement de l'article 8167. Toutefois, il arrive que, compte
tenu des circonstances particulières d'une affaire, la Cour prenne
exceptionnellement une décision inverse168. L'aléa
dans la reconnaissance de la violation de ce droit n'en fait donc pas une
garantie importante pour cette catégorie d'étrangers.
Or, l'étranger, avant de déposer une demande
d'asile n'est pas en situation régulière, il ne
bénéficie donc d'aucune protection de sa vie familiale.
La difficulté de protéger le droit à une
vie familiale normale des demandeurs d'asile est particulièrement
révélatrice de la particularité de leur statut. En effet,
ce statut n'étant que temporaire, il n'apparait pas toujours utile aux
yeux des autorités nationales de leur reconnaitre certains droits
fondamentaux. Nul ne sait combien de temps un demandeur d'asile
séjournera sur le territoire, car il est susceptible d'être
renvoyé dans son pays d'origine à n'importe quel moment.
Dès lors, la mise en oeuvre du rapprochement de la famille n'est pas
aisée ni jugée raisonnable tant que leur situation n'est pas
stabilisée. Les procédures de demande d'asile peuvent pourtant
être longues et périlleuses, et le soutien de la famille peut
alors s'avérer comme essentiel.
En ce qui concerne les étrangers en situation
régulière dans le pays d'accueil, les
165 Henri Labayle, << Le droit au regroupement familial,
regards croisés du droit interne et du droit européen »,
RFDA, 2007, p. 101.
166 Convention du 20 novembre 1989 relative aux droits de
l'enfant.
167 Cour EDH 13 mai 2003, Chandra et autres c. Pays Bas,
Req. n° 5302/99
168 Cour EDH, 31 janvier 2006, Rodrigues da Silva et
Hoogkamer c. Pays Bas, Req. n° 50435/99, § 44.
décisions sont tout à fait différentes
puisque le droit de ne pas être éloigné au regard du risque
pour l'unité familiale est envisageable même s'il est largement
conditionné169.
Si la jurisprudence établi une telle distinction en la
matière, c'est certainement parce qu'elle ne peut pas faire autrement.
Mais la marge d'appréciation qui est laissée aux Etats concernant
l'entrée et le séjour des migrants sur leur territoire fait alors
obstacle à toute avancée sur le terrain de l'article 8 de la
Convention. L'application des droits de l'Homme trouve ici des limites.
Toutefois la Cour a montré qu'elle pouvait les dépasser.
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