![]() |
||
|
Ikigai en anthropologieEnsuite, nous allons voir brièvement une réflexion critique sur la notion d'Ikigai menée par le célèbre anthropologue japonais Tadao UMESAO. Tout en reconnaissant avoir contribué à « produire la mode du débat sur Ikigai » vers la fin des années 60 dans les médias japonais, il mena une réflexion critique sur le fondement épistémologique des débats sur la notion d'Ikigai tel qu'ils étaient menés à cette époque au Japon, dans une conférence qu'il a donnée en 1970698(*). En fait, il relève deux approches extrèmes pour l'argumentation sur Ikigai, lesquelles sont dangereuses, car porteuses de l' « irresponsabilité » vis-à-vis de l'accumulation future des résulats de la recherche d'Ikigai699(*). D'une part, il y a la tendance ultra-subjectiviste et relativiste qui prétend accorder la valeur absolue à l'aspect mental d'Ikigai. Selon lui, cette approche est inconvéniente pour aborder Ikigai comme problème de l'être-humain constituant une existence totale dotée du corps et de l'esprit ou, comme problème du mode de vie des individus dans la société réelle700(*). Si on refoule tous les facteurs déterminants d'Ikigai à la satisfaction mentale ou à la subjectivité, cela peut être tout et n'importe quoi au détriment de la situation objective. D'autre part, il y a la tendance ultra-structuraliste qui accorde la valeur absolue à l'utilité de la vie (utilitarisme) ou à la production matérielle (productivisme industriel ou agricole). Pour expliquer ceci, Umesao évoque, par exemple, qu'à l'époque féodale au Japon, les samouraï avaient tous « shini gai (sens de la mort) » pour mener leurs batailles, ce qui constitue l'inverse d' « Ikigai (sens de la vie) »701(*). Ils se battaient pour ensuite avoir une récompense (fief) de la part de leur seigneur après. Et la mort d'un samouraï sur un champ de bataille avait une grande valeur, et permettait à ses fils de recevoir la plus grande récompense comme l'accession à un statut plus supérieur. Dans le monde contemporain, il évoque le contexte où les entreprises japonaises veulent augmenter la motivation de leurs salariés par le biais de l'idée d'Ikigai702(*). Le fait de se motiver pour le travail et le fait de trouver Ikigai dans ce travail sont très proches selon Umesao. Cette logique où une organisation organise les individus en leur distribuant une série d'objectifs différents, risque de mener la société jusqu'à une sorte de système totalitaire de fait703(*). Et le productivisme relève non seulement de l'industrialisme japonais, mais également de l'agriculture comme dans l'idéologie agrarienne (Nôhon shugi) apparue lors du régime totalitaire qui revendiqua que le fondement de l'Etat résidait dans l'agriculture704(*). Il avertit notamment du danger écologique que ce type de pensées risque de provoquer en donnant de nombreux exemples. Umesao qualifie ces deux types d'approches constitutives des débats sur Ikigai de « hiérarchisation des objectifs de la vie (jinsei no mokuteki taikeika) ». Pour Umesao, ces approches viennent donner un objectif à ce qui n'a pas d'objectif en soi, par exemple la famille705(*). Enfin, en défendant la nécessité de sortir de ce type de pensée, il nous propose de passer à la pensée de Lao-Tseu (taoisme) qui dépasse totalement de ce type d'approches, en rejetant l'idée de devoir être utile dans la société ou de devoir achever un objectif dans la vie... Sans entrer dans les débats profonds sur la définition d'Ikigai, il est intéressant de retenir la critique d'Umesao sur la dichotomie constituant une sorte de continuum (« hierarchisation des objectifs »), qu'implique la pensée d'Ikigai. Car, dans le contexte du Projet Nô-Life, nous pouvons mettre en parallèle les deux extrémités de l'approche d'Ikigai relevées par Umesao, le subjectivisme (mental) et le structuralisme (utilitarisme ou productivisme), appraissent d'un côté sous la forme d'une recherche de l'intérêt général mettant l'accent sur la satifsaction individuelle (ou la santé mentale), d'un autre côté sous la forme de la recherche de l'intérêt des acteurs du secteur agricole. Ce qui constitue l'ambivalence ou la contradiction interne de la définition de l'agriculture de type Ikigai dans le Projet Nô-Life. * 698 Umesao, 1985 : p.87 * 699 Ibid. : .p.84-88 * 700 Ibid. : p.74-78. * 701 Ibid. : p.66-74 * 702 Ibid. : p.81-84. * 703 Ibid. Là, nous pouvons évoquer le régime totalitaire japonais qui permettait aux soldats de faire Kamikaze lors de la guerre pacifique... * 704 Ibid. : p.128-133 Pour Umesao, l'industrialisme japonais qui donne la plus grande valeur à la production matérielle est également une pensée « réactionnaire (handô) » due à la situation de la société post-industrielle où la valeur centrale est de plus en plus accordée à l'information, plutôt qu'aux produits industriels. * 705 Cela renvoie à la notion de la sociologie allemande « Gemeinschaft » comme les organisations humaines qui existent naturellement dans la société, par opposition à la « Geselleschaft » déterminé par les objectifs artificiels (Ibid. : p.301-302) |