Paragraphe 1. L'indépendance des juges du
Comité Judiciaire
En Angleterre, comme dans les pays du Commonwealth, le
Parlement s?associe étroitement avec le pouvoir exécutif.
Contrairement au système politique français, les membres du
gouvernement sont obligatoirement issus du rang des parlementaires. En contre
partie de la collaboration des pouvoirs législatifs et exécutifs,
le pouvoir judiciaire revêt une importance
particulière490.
Dans ces conditions, plusieurs moyens concourent à
protéger l?indépendance des juges (A). Ces moyens sont
renforcés à l?extrême à l?égard de
l?île Maurice et des pays du Commonwealth (B).
A. Les moyens de l'indépendance
Les juges du Comité Judiciaire sont pratiquement
inamovibles (a). Ils bénéficient des avantages et sont soumis
à des obligations tendant à préserver leur
indépendance (b).
a. L'inamovibilité des juges du Comité
Judiciaire
Théoriquement, tout membre du Conseil Privé peut
être destitué selon le bon vouloir du Souverain. Il suffit
à celui-ci non pas de le révoquer mais d?enlever le nom du
conseiller en question du registre des membres du Conseil (the Council
Book). Toutefois, il y a lieu de se méfier de la théorie
quand il s?agit d?une institution britannique. Les Lords judiciaires sont
inamovibles dans leur fonction de juge à la Chambre des Lords et la
prérogative royale précitée ne possède qu?une
valeur de clause de style.
En effet, si avant 1701 les juges britanniques en
général tenaient leur fonction que du bon vouloir du Roi
(during the King's pleasure) et pouvaient être
révoqués selon le même bon plaisir de ce dernier (at
the will of the King), depuis la Loi d?Etablissement (Act of
Settlement) du 12 juin 1701, tous les juges des juridictions
supérieures, à l?exception du Lord-Chancelier qui assure
également une fonction politique491, sont inamovibles. Tout
juge peut demeurer en fonction aussi longtemps que sa conduite est bonne
(quamdiu se bene gesserint). Le droit constitutionnel britannique
consacre désormais le principe selon lequel les juges
490 FRISON Danièle: «Droit anglais: institutions
politiques», Paris, Ellipses, 1993, 254 p., v. p. 148 et s.
491 Le Lord-Chancelier, en quittant ses fonctions, demeure membre
de la Chambre des Lords et juge à la même juridiction.
doivent être libres dans leur pensée et
indépendants dans leur jugement492. Un Lord judiciaire ou un
juge d?une cour supérieure ne peut être relevé de ses
fonctions que sur décision du Souverain prise sur requête des deux
chambres du Parlement493. Cette procédure de mise en
accusation (impeachment) ne peut être déclenchée
que pour mauvaise conduite ou déni de justice flagrant du
juge494. Depuis plus d?un siècle, aucun Lord judiciaire n?a
été destitué tant les Lords ont une conduite exempte de
tout reproche et, peut-être, tant aussi la procédure de leur
destitution est lourde. Mais, en 1927, la démission du Lord-Chancelier
Atkinson fut demandée par le gouvernement495 pour assouplir
la jurisprudence du Comité Judiciaire à l?égard des
affaires australiennes496. Il demeure tout de même exact de
souligner que le Lord-Chancelier, en tant que membre du gouvernement, dispose
d?un véritable pouvoir d?influence ou de sanction du fait qu?il choisit
discrétionnairement les Lords qui siégeront dans les
différentes formations de jugement du Comité Judiciaire. Il peut
faire en sorte que tel Lord n?y siège pas pour l?empêcher
d?influencer la décision du Comité dans tel ou tel sens. Mais il
s?avère que ce pouvoir demeure plus théorique qu?effectif. Les
Lords judiciaires sont à l?abri de toute pression.
b. Les avantages et obligations de la fonction
Il relève de l?évidence que
l?impartialité des Lords judiciaires résulte en premier lieu de
leurs qualités d?esprit personnelles. Ils ont tous des
compétences notoires et ont une expérience plus que quarantenaire
dans le judiciaire. Mais le système juridique anglais fournit aussi des
moyens de maintenir l?indépendance fonctionnelle et matérielle
des Lords vis-à-vis des autorités politiques. A cet égard,
la rémunération perçue par les juges anglais mérite
d?être soulignée, tant le régime de leur salaire est
dérogatoire. Alors qu?en France, un magistrat à la Cour de
Cassation reçoit un traitement comparable à l?indemnité
d?un parlementaire, un Lord judiciaire bénéficie du quadruple de
la rémunération d?un parlementaire britannique et du double de
celle d?un ministre. Leur salaire
492 «Judges must be free in thought and independent in
judgment» avait affirmé la Cour d?Appel anglaise. V. CA: 30 juillet
1974, Sirros c/ Moore, All ER, 1974, vol. 3, pp. 776 à 796, Lord Denning
rédacteur de la décision principale, v. p. 785.
493 Selon l?article 6 nouveau de la Loi de 1876 sur les
juridictions d?appel (Appellate Jurisdiction Act 1876) «every
Lord of Appeal shall hold his office during his good behaviour but may be
removed from such office on address of both Houses of Parliament».
494 LEE Simone: «Judging Judges», Londres, Faber and
Faber, 1988, 218 p.
495 HEUSTON R. F. V.: «Lives of Lord Chancellors,
1885-1945», Londres, Oxford University Press, 1964, 632 p., v. p.
303-4.
496 De même en 1940, le Lord-Chef-Juge Hewart a appris
sa démission (resignation) d?un appel
téléphonique du bureau du Premier ministre et sa démission
a été annoncée le lendemain au public. V. BRAZIER Rodney:
«Constitutional practice», Oxford, Clarendon Press, 1994, 2e
édition, 330 p., v. p. 287.
est classé hors échelle497 et n?est
soumis au contrôle du Parlement de Westminster lors du vote du budget.
Les Fonds Consolidés (Consolidated Funds), lesquels contiennent
des crédits affectés au judiciaire, sont autorisés
automatiquement par le Parlement sans limitation de durée. Les salaires
des juges sont révisés, c'est-à-dire
réévalués, par le Lord-Chancelier chaque année. En
ce sens, en 1994, un Lord judiciaire recevait un traitement annuel de £
103,790 et le Lord-Chef-Juge £ 112,082498, soit respectivement
Frs 1,037,900 et Frs 1,120,820.
Le traitement des Lords judiciaires est exceptionnellement
élevé afin d?attirer les éminents avocats à
accepter leur recrutement en tant que juges et de les dissuader à
commettre éventuellement toute corruption dans l?exercice de leurs
fonctions499.
Enfin, l?âge d?élévation et la
durée d?exercice des fonctions judiciaires suprêmes par les Lords
sont deux gages de leur indépendance. Ils sont nommés à
vie à la Chambre des Lords et au Comité Judiciaire. N?ayant pas
de mandat à faire renouveler et dès lors qu?ils sont à la
fin de leur carrière, ils peuvent se consacrer avec
sérénité à la cause de l?Etat de droit, sans souci
de ménager les autorités politiques.
Par contre, les Lords ont obligation de se retirer d?une
affaire dans laquelle ils ont un intérêt. Le principe a
été posé par la Chambre des Lords dans une affaire
impliquant le Lord-Chancelier concernant l?exercice de son pouvoir
réglementaire à l?égard d?une société dans
laquelle il était actionnaire500 au motif que nul ne peut
être juge et partie à la fois. Ce principe vaut pour tous les
juges anglais dont ceux du Comité Judiciaire.
B. L'absence d'interférence des
autorités politiques mauriciennes
Les garanties d?indépendance prévues pour les
juges du Comité Judiciaire, principalement les Lords, sont en fait
renforcées à l?extrême lorsque le Comité Judiciaire
exerce la fonction de juridiction suprême de l?île Maurice ou
d?autres pays du Commonwealth. La Haute Instance est composée
pratiquement de Lords
497 RIDLEY Fédéric: «La
rémunération des fonctionnaires en Grande-Bretagne», RFAP,
1983, pp. 869 à 888.
498 BRAZIER Rodney, cité note 496, v. p. 272.
499 SMITH P. F. et BAILEY S. H.: «The modern English
system», Londres, Sweet and Maxwell, 1984, 780 p., v. p. 170-71.
500 CL: 29 juin 1852, William Dimes c/ Ther Propiretors of the
Grand Canal Junction Canal, ER, House of Lords, vol. 10, pp. 301 à 322,
Lord Campbell rédacteur de l'arrêt, rapporté par Lord St.
Leonards.
judiciaires. Peu de juges du Commonwealth participent aux
travaux du Comité et encore ils ne siègent que de façon
aléatoire. Les juges des petits Etats, comme l?île Maurice, ne
sont appelés à y siéger. Ces pays sont complètement
tenus à l?écart du processus de désignation des juges du
Comité et n?ont par conséquent aucun pouvoir ou moyen de pression
sur l?institution. Par voie de conséquence, les membres du Comité
Judiciaire sont prémunis contre toute forme de pression des
autorités publiques mauriciennes. Le seul pouvoir de sanction de Maurice
contre l?institution consisterait à abolir le droit de recours au
Comité Judiciaire, ce qui est une réaction fort
disproportionnée et politiquement difficile à mettre en
oeuvre.
Ainsi, l?originalité majeure du système de
justice du Comité Judiciaire repose dans l?abandon par des pays,
souverains pour certains, de l?administration de leur justice suprême
à un corps de juges extérieurs. L?Etat qui a recours à ce
système n?a pas encore acquis, du moins sur un plan théorique,
une totale souveraineté judiciaire. La justice n?y est pas soumise
à l?autorité étatique. Elle est non seulement souveraine
en soi mais aussi pleinnement autonome.
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