Paragraphe 1. Les méthodes et attitudes du juge
anglais en général
Deux périodes sont à distinguer dans l?attitude
du juge britannique en matière d?interprétation. Il a pendant
assez longtemps plus ou moins été statique et formaliste (A).
Cette attitude est révolue et ne conserve principalement qu?un
intérêt historique. A partir des années soixante, le juge
adopte une démarche progressiste et dynamique (B).
A. L'attitude statique
L?approche statique implique que le juge interprète
littéralement la règle de droit (a) et qu?il se tient
rigoureusement aux décisions précédemment
prononcées par lui (b).
a. L'interprétation littérale et
stricte
Certes le juge anglais a créé (ou, selon la
fiction, a déclaré)787 la Common Law de manière
inductive et était par excellence le juge le plus créateur de
normes. Par contre, au début du vingtième siècle, avec
l?avènement de la démocratie et du suffrage universel, le juge
anglais se voulait être complètement apolitique. Les Lords
judiciaires faisaient valoir que la fonction du juge était
mécanique dans l?application du droit788. Ils appliquaient le
droit de manière désintéressée789 depuis
que la doctrine de la souveraineté de la Loi, prônée par
Albert Venn Dicey, ait triomphé en Angleterre. Le juge anglais voulait
donner l?impression que lui-même ait cru en cette fiction. Le juge se
soumettait à la Loi, qu?il interprétait de manière stricte
et littérale790 et exégétique791. Il
était
787 «Those with a taste for fairy tales seem to have
thought that in some Aladdin?s cave there is hidden the Common Law in all its
splendour and that on a judge?s appointment there descends on him knowledge of
the magic words open sesame», REID, Lord, cité note 517, v. p.
22.
788 STEVENS Robert, cité note 452, v. p. 196. Selon
l?auteur: «(The Law Lords) exhibited an increasing tendency to articulate
a declaratory theory of law and to insist that the judicial function, even in
the final appeal court, was primarily the formalistic or mechanical one of
restating existing doctrines», ibid.
789 JAFFE Louis L.: «English and American judges as
lawmakers», Oxford, Clarendon Press, 1969, 116 p., v. p. 1.
790 CL: 12 décembre 1946, Wicks c/ Director of Public
Prosecutions, AC, 1947, pp. 362 à 368, Vicomte Simon rédacteur de
l'arrêt principal. Le juge souligne que: «... the intention of
Parliament is not to be judged by what is in its mind, but by what its
expression of the Statute itself».
791 Il y a en droit anglais trois grandes règles
(major rules) d?interprétation d?une norme écrite: la
règle littérale (literal rule), la règle d?or ou
souple (golden rule), permettant au juge de déroger à
l?approche littérale dans le cas où celle-ci provoquerait un
résultat ou une solution absurde, et la règle de la
finalité (mischief rule) autorisant au juge de faire une
lecture de la règle de droit selon son objet. V. sur le sujet CROSS
Rupert, Sir, BELL John et ENGLE George, Sir, QC: «Statutory
Interpretation», Londres, Butterworths, 1995, 211 p., v. chapitre 3.
De ces trois règles précitées, la
première a primé et a été plus couramment
utilisée. Le juge était attaché au mythe de la Loi
(basic legal myth).
respectueux de la lettre de la Loi792 et la
transcrivait fidèlement. Il ne voulait pas s?arroger du pouvoir
parlementaire de définir les politiques publiques et s?immiscer dans les
domaines de l?exécutif793.
Il s?ensuivait que le juge ne recherchait pas
réellement l?intention du législateur794. Il ne
pouvait pas, contrairement à son homologue français, se
référer aux travaux préparatoires et avait, de ce fait, de
grandes difficultés à interpréter certains textes de
loi795. Enfin, la Common Law d?origine jurisprudentielle
était devenue plus ou moins statique et était
sclérosée en ce sens que les juges s?interdisaient de
développer le droit.
b. La règle de stare decisis
La règle du précédent constitue un des
fondements majeurs de la Common Law796. Selon la théorie
classique, la Common Law existe depuis un temps immémorial et est
inchangée et immuable sauf par la Loi. Etant un droit unificateur et
unique, elle doit être stable et prévisible (certain).
Elle tire sa légitimité de la sécurité juridique et
de la rationalité qu?elle offre. Le juge suprême britannique a
posé le principe selon lequel il ne doit pas s?éloigner de ce
qu?ont décidé ses prédécesseurs sur
l?interprétation d?une norme écrite ou de leur déclaration
de la Common Law. Le juge est tenu par la cohérence du droit.
Selon la hiérarchie des tribunaux, les cours
inférieures à la Chambre des Lords, notamment la Haute Cour de
Justice et la Cour d?Appel, doivent obligatoirement statuer dans le sens
indiqué par le Palais de Westminster. Celui-ci était, en vertu de
ce qui vient d?être dit, lié par sa propre
jurisprudence797. Le système du précédent
attribue une force contraignante à la
792 «Nor was there anything in the British Constitution
which compelled the Victorian Law Lords and their successors to limit their
powers by adopting literal rules for the interpretation of Acts of Parliament.
Yet, they decided that to avoid making laws, they were compelled to give effect
to the plain and unambiguous language of a Statute... no matter how absurd
might be the result of the literal interpretation», LESTER Anthony, QC:
«English judges as lawmaker», PL, 1993, pp. 269 à 290, v. p.
272.
793 CL: 3 novembre 1941, Liversidge c/ Sir John Anderson, AC,
1942, pp. 206 à 283, Vicomte Maugham rédacteur de l'arrêt
principal.
V. également DIPLOCK Kenneth, Sir, The Right
Honourable: «The court as legislators», pp. 265 à 287 in
HARVEY Brian W. (dir): «The lawyer and justice», Londres, Sweet and
Maxwell, 1978, 304 p.
794 CL: 9 mars 1978, Davis c/ Johnson, AC, 1979, pp. 264
à 350, Lord Denning rédacteur de l'arrêt principal.
795 Une Loi sur le vol de 1968 a été
qualifiée de «cauchemar judiciaire» (judicial
nightmare) par un juge de la Cour d?Appel anglaise. V. CA: 9 novembre
1971, Regina c/ Royle, All ER, 1971, vol. 3, pp. 1359 à 1366, Lord-Juge
Edmund Davies rédacteur de l'arrêt, v. p. 1363.
796 GOLSTEIN Laurence (dir): «Precedent in law»,
Oxford, Clarendon Press, 1987, 279 p., CROSS Rupert, Sir: «Precedent in
English law», Oxford, Clarendon Press, 1977, 242 p. et JOLOWICZ J. A.:
«La jurisprudence en droit anglais, aperçu sur la règle du
précédent», ADP, 1985, tome XXX, pp. 105 à 115.
797 Selon Lord Campell: «A decision of this high court in
point of law is conclusive upon inferior tribunals. I consider it the
constitutional mode in which the law is declared, and that, after
jurisprudence de principe et aux motifs déterminants
(ratio decidendi)798 qui ont conduit à la solution
juridique de l?arrêt. Mais, le cas d?espèce d?une affaire est
souvent différent d?un autre et comme la règle de droit
énoncée par le juge est en général formulée
en des termes concrets et est relative au fait de la première affaire,
ce système s?adaptait mal à l?élaboration et à la
classification de grands principes pour la conduite de la vie en
société. Devant cette difficulté, le juge a
développé une pratique de distinction des cas lorsque
l?application d?une jurisprudence à une affaire donnée causerait
une absurdité. La distinction devait être
fondée799 et être en parfait accord avec la
règle posée800.
Le juge suprême britannique répugnait le
revirement de jurisprudence (overruling a precedent)
considéré comme étant contraire au principe fondamental de
non-rétroactivité des normes juridiques801. Un
revirement produit son effet immédiatement, aux faits régis par
l?ancienne jurisprudence. Aussi, l?idée de création d?un nouveau
droit par les juges est en conflit avec les valeurs mêmes de la Common
Law: la certitude, la prévisibilité du droit et le principe de
non-rétroactivité de la Loi802.
Les difficultés de fonctionnement de ce système
avaient nécessité son abandon.
such a judgment has been pronounced, it can only be altered by
an Act of Parliament», CL: 25 avril 1898, The London Street Tramways
Company Ltd c/ The London Councty Council, AC, 1898, pp. 375 à 381, le
Lord-Chancelier Comte de Halsburry rédacteur de l'arrêt.
798 Dans un arrêt, les motifs déterminants
(ratio decidendi) se distinguent de l?opinion simplement incidente du
juge non nécessairement au raisonnement stricte (obiter
dictum).
799 JAUFFRET-SPINOSI Camille: «Comment juge le juge anglais
?», DR, 1989, n° 9, pp. 57 à 67, v. p. 64.
800 «Le droit jurisprudentiel est casuistique, souvent
approprié à un seul litige, discontinu et dans une large mesure
il est lié au sort d?espèces concrètes
déterminées», CAPPELLETTI Mauro, cité note 737, v. p.
77.
801 DEVLIN Patrick: «The Judge», Oxford University
Press, 1979, 207 p., v. p. 11.
802 En réalité, il arrive que les juges anglais
créent de nouveaux délits. V. infra.
B. L'attitude dynamique et
évolutive
Le rôle et l?attitude du juge britannique, comme ses
homologues des pays continentaux, changent radicalement après la
deuxième guerre mondiale (a). Le juge devient un activiste (b) dans la
mise en oeuvre des grandes politiques.
a. Le rôle nouveau du juge
Après la deuxième guerre mondiale ce fut en
réalité le rôle de l?Etat qui changea dans les
sociétés modernes. La deuxième guerre mondiale avait
bouleversé les données traditionnelles des sociétés
d?Europe. Le poids des conflits et des opérations militaires avait
affaibli l?Europe sur le plan physique, démographique, économique
et sociale803. L?Etat avait dû accentuer
considérablement son intervention804 dans les sphères
de droit privé et de l?économie. Le secteur public
s?étendait et l?Etat assumait de larges responsabilités,
notamment en matière sociale. L?Etat avait pour objet de créer
une société nouvelle. Il mit en oeuvre une politique
promotionnelle et, par là même, élaborait des droits
sociaux. A la différence des droits traditionnels pour lesquels il
suffit que l?Etat sanctionne leur violation, les droits sociaux exigent une
action active, souvent prolongée dans le temps par tous les appareils de
l?Etat. Les législations sociales posent des principes
généraux et il appartient aux juges, comme d?autres
autorités publiques, de sanctionner ces droit afin de les rendre
applicables directement (self-executing).
L?attitude formaliste des juges était inadaptée
au développement de l?Etat-Providence. L?activité des juges
devait prendre un aspect nouveau dans sa manière d?interpréter
les Lois, en vue de donner un contenu concret à la législation et
aux droits sociaux. Des écoles contre le formalisme judiciaire se
faisaient vivement entendre aux Etats-Unis d?Amérique805 et
en Angleterre806. Certains Lords judiciaires s?étaient
insurgés contre l?idée selon laquelle les
précédents pourraient dicter une solution toute faite au juge
surtout quand ils étaient divers et imprécis.
Un aspect particulier de l?évolution opérée
chez les Lords judiciaires mérite d?être mis en lumière. A
partir des années cinquante, les Lords étaient
803 SUR Serge: «Relations internationales»,
Monchrestien, 1995, 587 p., v. p. 75.
804 L?Etat-Providence (welfare state) avait pris le
relais à l?Etat-Gendarme. Le gouvernement travailliste britannique
s?était embarqué sur un programme gigantesque de
développement.
805 MICHAULT Françoise: «Le rôle
créateur du juge selon l?Ecole de la sociological
jurisprudence? et le mouvement réaliste américain. Le juge et la
règle de droit», RIDC, 1987, pp. 343 à 371.
806 V. en général sur le sujet EDMUND-DAVIES,
Lord: «Judicial activism», CLP, 1975, pp. 1 à 14.
convaincus qu?ils avaient aussi pour mission de combler les
vides juridiques car, exécutant un service public, le juge est
nécessairement au service de l?homme807. Davantage encore,
les Lords avaient décidé d?assouplir la règle du
précédent obligatoire afin de permettre à la Chambre des
Lords d?effectuer, dans certains cas, des revirements de
jurisprudence808.
On assiste depuis à une nouvelle définition du
rôle et de la fonction du juge. Il doit désormais être
dynamique et il pèse sur lui une responsabilité politique
lorsqu?il rend une décision. En tranchant un litige, le juge doit avoir
à l?esprit les suites pratiques et implications morales et politiques de
son choix809. C?est ainsi que le juge britannique accepte depuis
1993 de recourir comme ses homologues français et
mauricien810 aux travaux préparatoires afin de
découvrir la pensée du législateur811.
b. L'activisme du juge
Avec le développement de l?Etat-Providence, les
transformations sociales et économiques se produisent à un rythme
précipité et les pouvoirs législatif et exécutif
accusent un retard dans la réglementation de nouvelles activités.
En de telles circonstances, les possibilités de mise en oeuvre d?un
dynamisme judiciaire sont très grandes812.
Les juges privilégient le mode d?interprétation
téléologique des Lois et des principes fondamentaux afin
d?appliquer leur politiques jurisprudentielles. D?une manière active,
les juges britanniques formulent et précisent des règles, surtout
en matière administrative et sur la bonne conduite des agents publics.
La Chambre des Lords, à la manière du Conseil d?Etat
français, a élaboré après
807 «The judges in modern society are not potentates:
they are rather servants, servants of the people in the highest and most
honourable sense of that term», MCLACHLIN Beverly: «The role of
judges in modern Commonwealth society», LQR, 1994, pp. 260 à 269,
v. p. 262.
808 CL: 26 juillet 1966, Practice statement (Judicial
Precedent), WLR, 1966, vol. 1, p. 1234, le Lord-Chancelier Gardiner auteur de
la déclaration. Il fait ressortir que: «Their Lordships
nevertheless recognise that too rigid adherence to precedent may lead to
injustice in a particular case and also unduly restrict the proper development
of the law», ibid.
809 «... the new race of judges are not mere technicians
but are men of the world as well. We can - indeed we must- trust them to
acquaint themselves with public policy and apply it in a reasonable way to such
new problems as will arise from time to time», REID, Lord, cité
note 517, v. p. 27.
810 Le Comité Judiciaire, statuant en contentieux
mauricien, utilise les travaux préparatoires. CJCP: 19 mai 1988, S.
Buxoo c/ The Queen, affaire de Maurice, Lord Keith of Kinkel rédacteur
de l'arrêt.
811 SLAPPER Gary: «Statutory interpretation, a new
departure», BLR, 1993, pp. 56 à 58.
812 «... if the judges had not used their law-making
power to develop greater judicial protection of public powers, we can be
certain that no government would have sought to persuade Parliament to do
so», LESTER Anthony, QC, cité note 792, v. p. 279.
la deuxième guerre mondiale un droit administratif
autonome813. En l?absence de textes précis, le juge
britannique est appelé à porter sur la question du litige un
jugement de valeur qui implique une vision de la société de
demain et à soumettre le pouvoir public et politique à une
éthique de bonne conduite814. Le contrôle de
l?Administration est renforcé et les cas d?ouverture d?un recours en
annulation d?un acte administratif se sont considérablement
multipliés815 et sont en Angleterre souples et
flexibles816. Un acte administratif peut être annulé
non seulement pour violation de la Loi et incompétence comme autrefois,
mais également pour détournement de pouvoir et vice de
procédure817. Une grande partie du droit administratif est de
création prétorienne818 et le juge britannique a
repris son activité créatrice819.
Cette esquisse de la nouvelle place et fonction du juge, en
particulier les Lords, dans la société britannique nous permettra
de porter un jugement plus précis sur l?attitude des membres du Conseil
Privé en ce qui concerne l?interprétation des normes
fondamentales.
813 DISTEL Michel: «Aspects de l?évolution du
contrôle juridictionnel de l?Administration en Grande-Bretagne»,
RIDC, 1982, pp. 41 à 100.
814 BELL John: «Le juge administratif anglais, est-il un
juge politique ?», RIDC, 1986, pp. 791 à 809.
815 Le droit britannique du contentieux administratif est
sensiblement similaire de celui pratiqué en France.
816 «There is a definite judicial desire that grounds for
intervention be sufficiently flexible to accommodate the particular
circumstances of any individual case», FORDHAM Micheal: «Judicial
review handbook», Londres, Wiley Chancery Law Publishing, 1994, 701 p., v.
p. 270.
817 V. infra.
818 WOOLF Harry, Sir, The Right Honourable: «Protection
of the public: a new challenge», Londres, Stevens and Sons,The Hamlyn
Lectures, 1990, 132 p., SCHWARTZ Bernard: «Lions over the throne. The
judicial revolution in the English administrative law», New-York, New-York
University Press, 1987, 223 p. et GRIFFITH J. A. G.: «Judicial
decision-making in public law», PL, 1985, pp. 564 à 582.
819 «Over the last 40 years, the courts have developed
general principles of judicial review», CL: 3 décembre 1992, Regina
c/ Lord President of the Privy Council, ex parte Page, AC, 1993, pp. 682
à 712, Lord Browne-Wilkinson rédacteur de l'arrêt
principal, v. p. 701.
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