Paragraphe 2. Les types de décision
Du fait que le Comité Judiciaire est une juridiction de
cassation (on peut dire de deuxième degré lorsqu?il
contrôle la Loi par la voie d?action), ses décisions prennent une
variété de formes afin d?être mieux exécutées
et modulées selon les circonstances propres à chaque affaire.
En effet, un texte peut être déclaré
absolument conforme à la Constitution ou conforme sous réserves.
Dans cette dernière hypothèse, le Comité Judiciaire, bien
qu?il dégage à l?issue de son examen des imperfections au texte
litigieux au regard de la Constitution, ne le déclare pas pour autant
contraire à celle-ci. Il rétablit la constitutionnalité de
la norme en la donnant une nouvelle signification ou une nouvelle lecture, la
seule autorisée (A).
A l?inverse, il peut aussi annuler une norme en la
déclarant non conforme à la Loi Fondamentale (B).
908 NORDELL Gordon: «Presumed innocence, proportionality
and the Privy Council», LQR, 1994, pp. 223 à 228.
909 «The presumption is rebuttable. Parliament cannot
evade a constitutional restriction but a colourable device: Ladore v. Bennet
(1939), AC, 468, 482. But in order to rebut the presumption their Lordships
would have to be satisfied that no reasonable member of Parliament who
understood correctly the meaning to the relevant provision of the Constitution
could have supposed that hearings in camera (provisions of the Act impugned)
were reasonably required for the protection of any of the interests referred
to, or in other words, that Parliament in so declaring was either acting in bad
faith...»,CJCP: 5 novembre 1975, Moses Hinds c/ The Queen, cité
note 233, p. 383.
A. La lecture (construction) de la Loi
Une analyse approfondie de la jurisprudence londonienne nous
amène à constater ceci. Plutôt que de déclarer
inconstitutionnelle une Loi, le Comité Judiciaire préfère,
pour ne pas dire que les représentants du peuple ont méconnu la
Constitution, façonner lui-même la norme à travers des
techniques sophistiquées, subtiles et souples ou faire, selon la
terminologie anglaise, une construction de la norme de sorte à la rendre
conforme à la Constitution.
Cette attitude s?inscrit dans une logique que nous avons
déjà souligné. Le Comité Judiciaire accorde aux
Lois une présomption réfragable de
conformité910 en vertu de la maxime d?interprétation
selon laquelle on doit dans la mesure du possible attribuer un sens à
tous les termes d?une norme (magis est ut res valeat quam pereat). Si
l?inconstitutionnalité d?une Loi est minime ou repose sur un doute quant
à la manière selon laquelle elle serait appliquée, le juge
londonien réécrira la Loi et la présomption ne sera pas
renversée. En ce sens également, l?article 5-1 de l?Ordonnance en
Conseil du 4 mars 1968 portant sur l?indépendance de Maurice dispose que
les tribunaux doivent interpréter et construire des textes
édictés avant l?entrée en vigueur de la Constitution
conformément à celle-ci911.
Il est classique en droit public français de distinguer
la lecture (ou l?interprétation) constructive (a) de la lecture
neutralisante (b). Nous suivrons, pour la commodité de la
synthèse la même typologie.
a. La lecture constructive
La lecture constructive est une méthode par laquelle le
juge londonien ajoute une signification supplémentaire au texte afin de
supprimer l?éventuel risque de non-conformité à la
Constitution. Il y a lieu de distinguer cette technique de la vitalisation de
la Constitution déjà rencontrée. Ici, le juge
complète la Loi qui est trop vague et abstraite ou délègue
trop de pouvoirs à une autorité. Le juge donne des directives
précises aux autorités publiques sur le sens
supplémentaire à donner au texte litigieux. L?exemple le plus
910 «It should be presumed, until the contrary is
established clearly, that legislation adopted by Parliament is valid and within
the Constitution», CJCP: 22 mars 1994, Fakeemeah Chel Mohamad c/ Essouf
Amanoullah Ahmad, WLR, vol. 1, pp. 697 à 707, affaire de Maurice, Lord
Slynn of Hadley rédacteur de l'arrêt, v. p. 704.
911 «... any existing laws... shall be construed with
such modifications, adaptations, qualifications and exceptions as may be
necessary to bring them into conformity with the Mauritius Independence Act
1968 and this Order», in ATTORNEY GENERAL?S OFFICE, cité note 219,
vol. 1, p. 63 et s.
caractéristique et manifeste d?une lecture constructive
par le Comité Judiciaire se trouve dans une affaire
antillaise912. Une Ordonnance en Conseil de 1959 avait prévu
que le Gouverneur était habilité en période de crise
à prendre toute mesure qu?il jugeait opportune pour maintenir l?ordre
public. Il disposait d?un pouvoir exécutif et législatif
étendu. Le Comité Judiciaire considère que doit être
rajouté à l?Ordonnance précitée la condition selon
laquelle le Gouverneur ne pouvait prendre les mesures normatives
proportionnées et raisonnables par rapport aux
circonstances913.
De même dans l?arrêt Momoudou Jobe914,
les Lords avaient à interpréter une loi elliptique915
et avaient incorporé dans le texte les dispositions
manquantes916 dans le but de prévenir son
inconstitutionnalité.
Cette technique d?interprétation positive de la norme
ordinaire a aussi été utilisée dans des affaires
mauriciennes. Par exemple, dans l?affaire Wong Ng917, les Sages de
la Downing Street admettent que la constitutionnalité de l?article 124
de la Loi de 1945 sur les juridictions sous réserve de
l?interpréter selon sa lecture. Cet article prévoit le
remplacement des magistrats empêchés au cours du
déroulement de l?instance. Les juges londoniens posent des conditions
à la déclaration de conformité de cet article. Le
changement de magistrat ne peut avoir lieu pendant le procès sauf si
l?audition des témoins, autrement dit la procédure, soit
recommencée. Cette condition est impérative à la
constitutionnalité de l?article 124 au regard de l?article 10-1 de la
Constitution de Maurice garantissant le droit à un procès
équitable918.
912 CJCP: 25 juin 1979, Attorney-General of Christopher Nevis
and Aguilla c/ John Joseph Reynolds, WLR, 1980, vol. 2, pp. 171 à 189,
affaire antillaise, Lord Salmon rédacteur de l'arrêt.
913 «Their Lordships are of opinion that the Order in
Council should be construed in accordance with section 103-1 and in the light
of section 14 of the Constitution as follows: The Governor of State may make
such laws... to the extent that those laws authorise the taking of measures
that are reasonably justifiable for dealing with the situation that exists in
the State during any such period of public emergency», p. 182.
914 CJCP: 26 mars 1984, Attorney-General c/ Momoudou Jobe,
cité note 743.
915 «... sections 8 and 10 of the Act which their
Lordships have just been examining is characterised by an unusual degree of
ellipsis that has made it necessary to spell out explicitly a great deal that
is omitted from the actual words appearing in the sections and has to be
deprived by implication from them», ibid., p. 184.
916 «... their Lordships have found no difficulty in
construing sections 8 and 10 of the Act as incorporating by necessary
implication provisions which prevent these portions of the Act from
contravening any of the provisions of chapter III of the Constitution», p.
184.
917 CJCP: 20 juillet 1987, Pierre Simon André Sip Heng
Wong Ng c/ The Queen, cité note 851.
918 «This section (124 of the Courts Act) cannot bear the
construction placed upon it by the Court of Appeal, for to do so would conflict
with the right to a fair trial provided by section 10(1) of the Constitution.
If after part of the evidence has been heard in a trial which the accused
pleads not guilty, it becomes necessary to replace a magistrate, there is no
alternative but to recommence the trial and recall the evidence that all
magistrates hear all the evidence and the submissions made on behalf of the
accused», ibid., p. 1360.
Il est possible de soutenir que le juge londonien, en statuant
ainsi, s?arroge d?un quasi pouvoir normatif et prononce des arrêts de
règlement. Pour notre part, nous pensons qu?une telle conclusion est
davantage imagée que rigoureuse. Le juge ne fait que combler les vides
inconstitutionnels de la Loi. L?interprétation constructive de la Loi
apporte des garanties supplémentaires aux citoyens et impose des
obligations aux seuls pouvoirs publics.
L?interprétation neutralisante produit l?effet inverse en
ce sens qu?elle diminue le pouvoir des organismes publics à l?encontre
des citoyens.
b. La lecture neutralisante
L?interprétation neutralisante est une méthode
de contrôle fluide de la Loi couramment utilisée en droit
britannique. Nous avons précédemment vu comment le juge anglais,
à travers son pouvoir interprétatif, rend la Loi conforme aux
grands principes de la Common Law. La mise en oeuvre de cette technique dans le
contentieux constitutionnel du Commonwealth poursuit la même logique du
contrôle souple britannique. Le Comité Judiciaire ne peut exercer
qu?un contrôle a posteriori de la Loi. La nécessité de
maintenir la stabilité de celle-ci justifie sa conciliation à la
Norme Fondamentale. Cette méthode appartient au domaine de
prédilection du Comité Judiciaire.
La déclaration de conformité d?un texte
juridique à la Constitution sous réserve de la lecture
opérée par le Comité Judiciaire tend à rendre
inopérantes les dispositions du texte qui sont potentiellement
contraires à la norme de référence. Ainsi, dans l?affaire
Reynolds précitée919, le Comité Judiciaire
considère que les termes «si le gouverneur estime qu?une personne
ait commis un acte de sédition» de l?Ordonnance relative aux
pouvoirs de crise de 1967 ne peuvent en aucun cas conférer un pouvoir
absolu ou dictatorial au Gouverneur lors de son appréciation, mais
signifient qu?il doit fonder sa décision et utiliser ses pouvoirs qu?en
cas de nécessité. Les juges londoniens écartent
l?interprétation de l?Ordonnance qui la mettrait en contradiction avec
la Constitution du pays920.
La décision de conformité sous réserve
d?interprétation neutralisante n?est pas encore appliquée par le
Comité Judiciaire dans les affaires
919 CJCP: 25 juin 1979, Attorney-General of Christophern Nevis
and Anguilla c/ John Joseph Reynolds, cité note 912.
920 «Their Lordships consider that it is impossible that a
regulation made on May 30, 1967... could be properly construed as conferring
dictatorial powers on the Governor», ibid., p. 183.
mauriciennes. Cette technique a été simplement
évoquée par le juge londonien dans l?affaire La Compagnie
Sucrière de Bel Ombre Ltée921. Cependant, la Cour
Suprême, de tendance conservatrice, utilise la technique même dans
des cas d?inconstitutionnalité flagrante afin de ne pas censurer
expressément les représentants du peuple. Par exemple, la Loi sur
la nationalité mauricienne de 1968 attribue au ministre des
naturalisations le pouvoir discrétionnaire d?accorder ou de refuser la
naturalisation à l?étranger qui en fait la demande. L?article
17-2 de la Loi dispose que la décision du ministre n?est susceptible
d?aucun contrôle du juge. Or cet article est en conflit avec l?article 76
alinéa premier de la Constitution qui dispose que la Cour Suprême
est investie d?une compétence générale pour entendre ou
juger tout procès civil ou pénal. La Cour, dans l?arrêt
Esther922 constate que le législateur n?est pas
habilité à exclure du contrôle juridictionnel une
décision administrative. La Cour Suprême est investie d?un pouvoir
de contrôle général de la légalité des actes
administratifs. La neutralisation partielle de la Loi sur les naturalisations
est discrète alors même que sa conciliation avec la Constitution
est difficile.
B. Invalidation de la norme
Comme le modèle mauricien de contrôle de
constitutionnalité est mixte, les décisions
d?inconstitutionnalité prononcées par le Comité Judiciaire
connaissent deux types de figure. Certes la Constitution énonce dans son
article 2 que toute loi non conforme à elle est, dans la mesure de sa
non-conformité, nulle et non avenue (void). A l?occasion d?un
contrôle par la voie d?action, le Comité Judiciaire peut invalider
la norme qui disparaît de l?ordre juridique. La décision produit
ses effets erga omnes et possède une valeur de res judicata. Par contre,
une incertitude subsiste quant à l?effet de l?annulation de la norme
lorsque le Comité Judiciaire statue par la voie d?exception. Dans
certains cas, les juges déclarent dans le dispositif de la
décision que la norme litigieuse est invalidée923,
donc son application n?est pas seulement écartée. Dans d?autres
cas, le juge peut simplement déclarer que la Loi viole la Constitution
mais ne prononce pas son annulation924. Dans l?affaire Marine
Workers, la procédure
921 CJCP: 13 décembre 1995, La Compagnie Sucrière
de Bel Ombre Ltée c/ The Government of Mauritius, cité note
860.
922 CSM: 17 juin 1983, Esther c/ The Prime Minister, LRC,
1985, vol. constitutional, pp. 429 à 437, les juges Espitalier-Noël
et Lallah rédacteurs de l'arrêt.
923 CJCP: 18 février 1992, Ali c/ Regina, 635. Lord
Keith of Kinkel écrit que: «it follows that the constitutional vice
which their Lordships have found to exist stems from section 38(4) of the 1986
Act which must accordingly be held to be invalid», ibid., p.411.
924 CJCP: 25 octobre 1984, Marine Workers Union c/ Mauritius
Marine Authority, cité, note 905. Lord Templeman déclare que:
«It suffices that the Amendment Act was a coercive act of the Government
which alone deprived and was intended to deprive the appellants of property
without compensation and thus infringed the Constitution», ibid., p.
850.
utilisée -une action en déclaration
(declaratory action)- justifie la décision du juge londonien.
En effet, dans le cadre d?un tel type de recours925, le juge ne se
prononce que sur les droits des parties sans trancher le litige. Dans le
contentieux constitutionnel, la déclaration ne produit qu?un effet inter
partes. Mais, l?effet erga omnes de la décision peut être obtenu
indirectement grâce à l?application par les juridictions de la
règle du précédent.
Sous le bénéfice de cette observation d?ordre
général, on abordera les deux types de décisions
d?invalidation, l?invalidation partielle (a) et l?invalidation totale (b).
a. L'invalidation partielle
A défaut de pouvoir interpréter une Loi pour la
rendre conforme à la Constitution, le Comité Judiciaire, dans
l?objectif d?éviter autant que possible tout conflit avec le
législateur, cherche à invalider que les dispositions contraires
à la Loi. La Haute Instance applique deux critères, les
mêmes que le Conseil Constitutionnel français utilise pour
apprécier le caractère détachable (severable) des
dispositions inconstitutionnelles de la Loi.
D?abord, la Haute Instance recherche si malgré
l?amputation des dispositions censurées, la Loi reste applicable. Au cas
où les dispositions annulées sont inextricablement liées
à l?ensemble de la Loi, cette dernière ne sera plus
appliquée926. A supposer que la Loi demeure applicable, le
juge londonien analyse alors si les dispositions censurées avaient une
importance telle que les parlementaires, sans elles, n?auraient adopté
la Loi927. Toute la Loi est annulée si les dispositions
censurées constituaient l?élément essentiel de la Loi. Ce
dernier critère, malgré la référence aux travaux
préparatoires, entraîne nécessairement le juge dans un
examen subjectif de l?intention du législateur. Il s?efforce d?imaginer,
dans une sorte de considérant de balai, ce qu?aurait fait le
législateur 928.
925 Une action en déclaration est une procédure
d?origine de droit privé. V. WADE William, Sir: «Administrative
law», Oxford, Clarendon Press, 1995, 7e édition, 1039 p., v. p.
591.
926 «The real question is whether what remains is so
inextricably bound up with the part declared invalid that what remains cannot
independently survive», CJCP: 27 juillet 1947, AttorneyGeneral for Alberta
c/ Attorney-General for Canada, AC, 1947, pp. 503 à 520, affaire de
Canada, Vicomte Simon rédacteur de l'arrêt, v. p. 518.
927 «... or as it has sometimes been put, whether on a
fair review of the whole matter it can be assumed that the legislature would
have enacted what survives without enacting the part that is ultra vires at
all», ibid.
928 «It can, in their Lordships? view, be confidently
assumed that the Parliament of Gambia would have enacted the remainder of the
Act without enacting section 8(5) at all», CJCP: 26 mars 1984,
Attorney-General c/ Momoudou Jobe, cité note 743, v. p. 185.
Cependant, souvent aussi, le Comité Judiciaire ne se
prononce pas sur la séparabilité de la disposition annulée
et, ainsi, elle ne se dégage qu?implicitement du
dispositif929.
b. L'invalidation totale
L?invalidation totale d?une Loi est rarement prononcée
par le juge londonien. Il opère nécessairement un contrôle
a posteriori de la Loi. Le juge de la Downing Street ne statue qu?après
un minimum de deux années suite à l?entrée en vigueur de
la Loi et une déclaration de non-conformité totale pourrait
causer de graves conséquences et un grand vide juridique930.
L?annulation partielle offre aux autorités publiques l?avantage de
pouvoir procéder à une conformisation de la Loi de manière
chirurgicale. Une Loi peut réformer la seule disposition
invalidée en tenant compte de la décision du Comité
Judiciaire. Ainsi, lors de la procédure législative, les
parlementaires et surtout le gouvernement bénéficient de
l?avantage de ne devoir examiner une multitude d?amendements qu?auraient pu
déposer les groupes de l?opposition s?il avait fallu reprendre l?examen
de tous les articles de la Loi.
Toutefois dans le cas particulier où la
procédure d?élaboration de la Loi est irrégulière,
l?annulation totale de celle-ci est la sanction inévitable. Le juge
apprécie alors le caractère substantiel de
l?irrégularité qui seul justifie la sanction suprême.
929 V. par exemple CJCP: 18 février 1992, Ali c/ Regina,
cité note 635.
930 V. par exemple CJCP: 5 novembre 1975, Moses Hinds c/ The
Queen, cité note 233. Le juge invalide les dispositions
déterminantes de la Loi créant la Cour des Armes à Feu
(Gun Court) mais n?annule pas complètement la Loi.
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