Paragraphe 1. Les libertés fondamentales et le
contrôle de l'Administration
Deux questions essentielles doivent nécessairement
être formulées. Quelles sont les grandes libertés qui ont
été protégées par le Comité Judiciaire (A) ?
Et comment la Haute Juridiction a développé son contrôle de
l?Administration (B) ?
A. Les libertés fondamentales
Dans les jeunes démocraties, seule une conception
dynamique et activiste des libertés peut renforcer le caractère
effectif de l?Etat de droit. Le Conseil Privé s?inscrit, notamment
après les années soixante-dix, dans le droit fil de cette
conception. Sans qu?il soit besoin de multiplier les exemples, il s?agit de le
démontrer dans deux secteurs de libertés primordiaux à la
démocratie: la liberté d?expression (a) et la liberté
individuelle (b).
a. La liberté d'expression
La liberté d?expression, dans toutes ses
manifestations, est consacrée à l?article 12-1 de la Constitution
mauricienne qui est ainsi rédigé: «Sauf avec son propre
consentement, il ne sera porté aucune entrave au droit de quiconque
à la liberté d?expression, c'est-à-dire, à la
liberté d?opinion, la liberté de recevoir ou de communiquer des
informations ou des idées sans ingérence, et le droit au secret
de la correspondance». La liberté d?expression constitue l?un des
fondements essentiels de toute société
démocratique1141, qui implique dans son fondement même
la confrontation des idées, le pluralisme1142, la
tolérance et
1141 MARSHALL Goeffrey: «Press freedom and free speech
theory», PL, 1992, pp. 40 à 60.
1142 «It is of the highest importance that a democratically
elected governmental body... should be opened to uninhibited public
criticism», CL: 18 février 1993, Derbyshire County Council c/
Times
l?esprit d?ouverture1143 et rejette la
pensée unique. John Stuart Mill, dont les idées
influencèrent considérablement le développement de la
Common Law, soutenait que la vérité jaillit du débat et
que la liberté d?expression est nécessaire à
l?épanouissement de l?homme et au progrès de toute
société1144. Le constituant originaire
considère la liberté d?expression comme une liberté si
fondamentale que les ingérences de l?Etat et la limitation de ce droit,
sont sujettes à deux conditions. Pour être licite, une limitation
doit correspondre à l?un des motifs énoncés à
l?article 12-2 de la Constitution, c'est-à-dire correspondre globalement
aux besoins de maintien de l?ordre public ou à la protection de la vie
d?autrui ou à la protection de l?autorité du pouvoir judiciaire.
Aussi l?ingérence doit être raisonnablement compatible avec le bon
fonctionnement d?une société
démocratique1145.
Toutefois certaines atteintes à ce droit fondamental
ont été révélées au point où un
auteur a qualifié la liberté d?expression de droit
inférieur1146. L?aménagement du droit d?information
s?est réalisé à travers deux types de
procédés juridiques. Premièrement, les autorités
publiques l?ont astreint à un régime de droit dit
préventif. La liberté ne pouvait alors s?exercer qu?avec le
consentement de l?Administration. Le régime préventif est peu
libéral et entraîne souvent non un aménagement de la
liberté mais sa négation même1147.
Deuxièmement, les autorités publiques ont fait usage de diverses
techniques de répression pénale pour sanctionner toute
transgression de la loi.
Ainsi, pendant la période de l?Etat d?urgence des
années soixante-dix, la presse était soumise à la censure
et un contrôle préalable portant sur des articles à
publier. En 1984, le gouvernement avait projeté d?instituer un
système de consignation obligatoire d?une somme de RPM 500,000 par les
entreprises de presse auprès du gouvernement. Selon l?objectif
affirmé, ce cautionnement permettrait de dédommager effectivement
les victimes des délits de presse en cas d?impossibilité de
paiement par l?entreprise sanctionnée. L?influence du Comité
Judiciaire bien qu?indirecte, fut déterminante dans cette affaire.
Suite
Newspaper Ltd, WLR, 1993, vol. 2, pp. 449 à 461, Lord
Keith rédacteur de l'arrêt principal, v. p. 456.
1143 FENWICK Helen: «Civil liberties», Londres,
Cavendish Publishing Ltd, 1994, 546 p., v. p. 116.
1144 MILL John Stuart: «On liberty and considerations on
representative government», (1859), Oxford, Basil Blackwell, 1946, 324 p.,
v. chapitre II Of the Liberty of thought and discussion?, p. 13
à 48.
1145 CJCP: 19 avril 1966, Honourable Dr. Paul B. Oliver c/
Honourable Dr. Anton Buttigieg, WLR, 1966, affaire de l?île de Malte,
Lord Morris of Borth-y-Gest rédacteur de l'arrêt.
1146 COLOM Jacques: «Liberté d?information à
l?île Maurice, droit fondamental de second rang ?», AIJC, 1987, pp.
353 à 358.
1147 RIVERO Jean: «Les libertés publiques, les droits
de l?homme», PUF, Thémis, 1995, 7e édition, 262 p., v. p.
181 et s.
aux vives protestations des journalistes, une commission
dirigée par Sir Maurice Rault, ancien Chef-Juge de la Cour
Suprême, fut instituée. Celui-ci, se référant
à un précédent du Comité Judiciaire, déclare
dans son avis le projet du gouvernement inopportun1148.
En effet, le Comité Judiciaire, dans l?affaire Antigua
Times1149, similaire au cas d?espèce mauricien, a
estimé que le paiement préalable d?une somme d?argent
imposée par la loi à l?exercice de la liberté d?expression
pourrait constituer une entrave à celle-ci au regard de la
Constitution1150 mais que la Loi peut à bon droit poursuivre
un objectif de protection des droits d?autrui. Certes, la restriction de la
liberté d?expression pour un tel motif est expressément
prévue par la Constitution1151. Mais le Comité
Judiciaire se réserve le droit d?exercer un contrôle de
proportionnalité afin de vérifier l?adéquation du
dispositif de la loi à son objectif, de sa compatibilité avec les
valeurs de la démocratie, et de sanctionner tout détournement ou
abus de pouvoir.
Dans un arrêt postérieur, le Tribunal de la
Downing Street a analysé sous un angle novateur la liberté
d?expression. Afin de comprendre l?originalité que revêt la
décision londonienne, il convient de situer le contexte dans lequel elle
intervient.
A Maurice, comme dans beaucoup de pays du Commonwealth, les
délits de presse se caractérisent par une particularité
qui constitue leur dénominateur commun. Il s?agit de
l?imprécision des dispositions de droit pénal en ce qui les
concerne. Par exemple, le droit pénal mauricien punit les auteurs
d?écrits susceptibles de troubler la paix publique1152 et
d?écrits séditieux1153. Il punit également le
délit d?atteinte à l?autorité de justice1154.
Ces délits sont formulés
1148 COLOM Jacques, cité note 1146, v. p. 354-55.
1149 CJCP: 19 mai 1975, Attorney-General c/ Antigua Times Ltd,
AC, 1976, pp. 16 à 34, affaire des Antilles, Lord Fraser of Tullybelton
rédacteur de l'arrêt.
1150 «It can be argued that any expenditure, required by
law from those responsible for the publication of a newspaper, is a hindrance
to its freedom of expression in that such expenditure must reduce the resources
of the paper which might otherwise be available for increasing its
circulation», ibid., p. 34.
1151 Article 12-2-b CM et article 10-2-a-ii de la Constitution
d?Antigua de 1967. En ce qui concerne la Convention Européenne des
Droits de l?Homme, v. article 10-2.
1152 CSM: 16 novembre 1993, Director of Public Prosecutions c/
Sydney Selvon, Le Mauricien, 17 novembre 1993, p. 8, les juges V. Glover, R.
Proag et V. Boolell rédacteurs de l'arrêt.
1153 CSM: 27 juillet 1972, Director of Public Prosecutions c/
Masson, cité note 525.
1154 CSM: 5 juillet 1978, Director of Public Prosecutions c/
Cateaux, MR, 1978, pp. 141 à 145, le Chef-Juge Rault rédacteur de
l'arrêt. Il souligne que le délit d?atteinte à
l?autorité de justice est constitué par tout écrit qui est
susceptible d?influencer ou la décision de la juridiction du fond ou le
public ou les témoins.
V. également en ce sens, CSM: 9 mars 1994, Director of
Public Prosecutions c./ Gilbert Ahnee, les juges J. Forget et Y. K. J. Sik Yuen
rédacteurs de l'arrêt. Cette décision est l?objet d?un
pourvoi au Comité Judiciaire.
en des termes très vagues et ainsi le juge dispose d?un
large pouvoir pour en apprécier les contours. Sa décision devient
largement imprévisible. Le journaliste, au moment où il
écrit, ne sait avec une bonne certitude si son texte sera
considéré ou non comme tombant sous le coup de la Loi. Quand
l?infraction est large, elle permet de frapper des comportements qui,
initialement, n?avaient pas été prévus.
Devant ce système répressif dangereux pour
l?exercice effectif de la liberté, le Comité Judiciaire accorde
une attention particulière au droit de débattre, de contester et
à la liberté d?opinion ou du journaliste1155.
L?affaire Hector1156 est illustrative de cette prise de position.
Une Loi d?Antigua et de Barbuda réprimait la publication de fausses
nouvelles susceptibles de troubler la confiance du public en l?Administration.
Un journaliste était poursuivi sous ces chefs d?accusation. Dans un
motif essentiel, le Comité Judiciaire ouvre considérablement le
champ de la liberté d?expression dans le débat politique et
rappelle la fonction d?information et de contrôle de la presse.
«Dans une société démocratique libre, soutient le
juge, il est trop évident pour affirmer que les membres du gouvernement,
les responsables de l?administration publique, doivent toujours se prêter
à la critique. Toute tentative d?entraver ou de restreindre les
critiques équivaut à une censure politique du type les plus
dangereux et répréhensibles. Aussi, n?est-il pas moins
évident que le but de toute critique formulée à
l?égard des dirigeants de l?Etat par leurs adversaires politiques est
d?ébranler la confiance du public en leur capacité de gestion et
de convaincre l?électorat que l?opposition ferait mieux que ceux qui
sont actuellement au pouvoir»1157.
Dans le prolongement de cette idée, le Tribunal de la
Downing Street met l?accent sur le fait qu?il faut se garder de
décourager les citoyens et en particulier les journalistes qui, par
crainte de sanction pénale, ne se prononcent de manière critique
sur des sujets politiques. Avec une grande hardiesse, le juge conclut de
façon catégorique qu?il constituerait à tout point de vue
«une grave
La légalité du délit d?atteinte à
l?autorité de justice en droit mauricien est incertaine. Il est peu
défini dans les textes de loi. Il puise son origine principalement dans
la Common Law alors qu?en Angleterre ce délit est désormais
régi en grande partie par la Loi.
1155 BRADLEY A. W.: «Press freedom, governmental
constraints and the Privy Council», PL, 1990, pp. 453 à 461.
1156 CJCP: 22 janvier 1990, Leonard Hector c/
Attorney-General, AC, 1990, vol. 2, pp. 312 à 320, affaire d?Antigua et
Barbuda, Lord Bridge of Harwich rédacteur de l'arrêt.
1157 «In a free democratic society it is almost too
obvious to need stating that those who hold office in the government and who
are responsible for public administration must always be open to criticism. Any
attempt to stifle or fetter such criticism amounts to political censorship of
the most insidious and objectionable kind. At the same time, it is no less
obvious that the very purpose of criticism levelled at those who have the
conduct of public affairs by their opponents is to undermine public confidence
in their stewardship and to persuade the electorate that the opponents would
make a better job of it than those presently holding office», ibid., p.
318.
entorse à la liberté de la presse si ceux qui
impriment et a fortiori ceux qui distribuent des articles de presse comportant
des réflexions critiques sur la conduite des affaires publiques ne
pouvaient le faire en toute impunité que s?ils parvenaient d?abord
à vérifier l?exactitude matérielle des faits sur lesquels
est basé le raisonnement»1158.
La Haute Instance consacre-t-elle un droit de publication et
de distribution de fausses nouvelles ? Il serait peu judicieux de
répondre à la question mais il semble que le juge londonien admet
que le défaut d?exactitude de la matérialité des faits
rapportés et publiés ne soit pas un motif de condamnation.
Jusqu?alors le journaliste et le distributeur devaient, pour se
défendre, invoquer leur bonne foi et solliciter l?indulgence du juge. Or
désormais, la mauvaise foi du journaliste et du distributeur n?est pas
un élément de culpabilité en soi1159. On
conçoit aisément que le souci du Comité Judiciaire est de
préserver la liberté de la presse contre un régime
répressif dangereux d?autant plus qu?il est mal défini et on est
obligé de reconnaître ici que les pays qui ont conservé la
compétence du juge londonien sont parvenus à des solutions
inconcevables ailleurs.
b. La liberté individuelle et la
sûreté
Dans les pays de Common Law, les cas de privation de
liberté sont minutieusement prévus par le constituant et,
éventuellement, le législateur. Ces pays sont paradoxalement
très formalistes sur le principe de la liberté individuelle
contrairement aux pays de tradition romano-germanique1160. En
Angleterre, la crainte de l?arbitraire a été l?une des
préoccupations constantes de l?opinion au dix-septième
siècle et le Roi Charles II (1660-1685) avait ainsi institué en
1679, la procédure très efficace de l?habeas
corpus1161, étendue ensuite à toutes les colonies de
l?Empire. Aujourd?hui encore, les principaux pouvoirs dont disposent les
autorités de police afin de priver de leur liberté les citoyens
sont soumis à des conditions strictes1162. Ces pouvoirs
sont
1158 «(Their Lordships) observe, however, that it would
on any view be a grave impediment to the freedom of the press if those who
print, or a fortiori, those who distribute matter reflecting critically on the
conduct of public authorities could only do so with impunity if they could
first verify the accuracy of all statements of fact on which the criticism was
based», ibid., p. 318.
1159 «On this basis it was submitted that it was
unobjectionable to penalise false statements made without taking due care to
verify their accuracy. Their Lordships do no find it necessary for present
purposes to examine the question what element of mens rea is required as an
ingredient of the offences», ibid.
1160 PRADEL Jean, cité note 955, v. p. 494 et s.
1161 Littéralement, l?habeas corpus signifie «soit
présent avec ton corps».
1162 LEIGH Leonard H.: «La Convention Européenne
des Droits de l?Homme. Des délais en matière de rétention
policière, garde à vue et détention provisoire. Note sur
le droit anglais», RSC, 1989, pp. 45 à 53.
substantiellement définis dans un seul texte, la Loi
sur la police et les preuves en matière pénale de 1984. Ce
procédé s?apparente à une certaine codification du droit
dans ce secteur1163.
A Maurice, l?article 5 de la Constitution de 1968 assure que
nul ne doit être arbitrairement dépouillé de sa
liberté physique. Cet article se substitue à l?ancienne
procédure de l?habeas corpus. Il s?avère que le principe de la
liberté individuelle dans son fondement n?a pas eu à être
rappelé fréquemment par les juridictions. Cette relative absence
de contentieux est un signe. Le principe de la liberté personnelle
paraît tellement naturel et de solide tradition que les autorités
politiques ont rarement essayé de le remettre en cause.
Mais, n?étant pas un principe absolu, la Constitution
mauricienne a prévu des cas où un individu peut être
privé de sa liberté. Les catégories de cas, limitativement
énumérées, concernent notamment l?incarcération
après condamnation par un tribunal compétent et la
détention provisoire d?une personne suspectée d?avoir commis une
infraction pénale. Dans ce dernier cas, la mesure prise porte des
conséquences graves sur la liberté individuelle et est
conciliée avec la présomption d?innocence. En
réalité, l?intéressé subit l?équivalent
d?une peine sérieuse alors qu?il n?a pas encore été
jugé1164. C?est pourquoi la Constitution impose l?exercice
d?un contrôle maximum par un tribunal. Ce tribunal apprécie le
caractère raisonnable des motifs de la détention invoqués
par la police au cours d?une audience publique et contradictoire. Le juge peut
prononcer à tout moment la libération de l?individu s?il estime
que sa détention n?est plus nécessaire à la poursuite de
l?enquête. Ainsi, la Constitution mauricienne prévoit que si le
détenu n?est pas jugé dans un délai raisonnable, il doit
être remis en liberté1165.
Par ailleurs, la législation des pays de Common Law
privilégie une mesure traditionnelle alternative à la
détention provisoire: la libération du détenu en
contrepartie d?un cautionnement ou le paiement par l?individu d?une somme
d?argent (bail)1166. Le montant de cette somme d?argent est
fixé par le juge et est versé au greffe de la juridiction. Cette
pratique est très courante et est régie à Maurice par la
Loi sur la libération sous caution de 1989 (The Bail
1163 STONE Richard: «Textbooks on civil liberties»,
Londres, Blackstone Press Limited, 1994, 367 p., v. p. 30.
1164 BADINTER Robert: «Un pré-jugement: la
détention provisoire», Le Monde, 12-13 avril 1970, p. 11.
1165 Article 5-3, alinéa c CM.
1166 LEIGH Leonard: «La détention provisoire en
droit anglais», pp. 125 à 130 in PRADEL Jean (dir): «Les
atteintes à la liberté avant jugement en droit pénal
comparé», Travaux de l?Institut de Sciences Criminelles de
Poitiers, Editions Cujas, 1992, pp. 424 p.
Act 1989) et la Loi sur les Cours de District et la Cour
Intermédiaire du 5 novembre 1888.
Quelle peut être l?étendue constitutionnelle de
la liberté individuelle au regard de ces diverses dispositions ? Le
législateur peut-il interdire ou restreindre considérablement la
libération sous caution (bail) des suspects d?un type
déterminé d?infraction pénale ?
Le Comité Judiciaire adopte une démarche
mesurée empreinte de grande sagesse. Selon la Haute Instance, la
Constitution ne garantit pas le droit à la remise en liberté sous
caution pendant la procédure de l?enquête et il est donc loisible
au législateur de restreindre ou d?abolir ce droit d?origine
législative1167. Toutefois les Lords marquent leur souci de
préserver la liberté individuelle en mettant en relief
l?interdiction de toute détention excessive. Si la durée de la
détention dépasse le délai raisonnable à la
conduite de l?enquête, le délai butoir, la libération est
de droit. La motivation est juste et on voit mal comment elle aurait pu
être autrement.
Le point de vue de la Cour Suprême locale, certainement
plus libéral que celui du Comité Judiciaire sur la question, est
mal construit et motivé en droit dès lors qu?elle opère
une confusion entre trois notions voisines: le droit constitutionnel
d?être libéré par un magistrat si la détention
apparaît purement arbitraire, celui de ne pas être détenu
pendant une durée excessive et le droit d?origine législative (ou
jurisprudentiel) d?être mis en liberté sous caution. Il y a lieu
de souligner que les deux premières protections (constitutionnelles) ont
pour objet d?éviter à ce que la détention ne soit
arbitraire, dans le premier cas, au simple regard des faits, du
caractère non sérieux de l?action publique, et dans le
deuxième, au regard de sa durée. La remise en liberté sous
caution (protection légale ou jurisprudentielle) poursuit une
finalité différente. La détention de l?individu n?est plus
nécessaire aux fins de l?enquête. Il est maintenu en
détention afin qu?il ne se soustrait à la justice, ne
disparaît pour échapper au jugement et, éventuellement,
à la peine. Le caractère arbitraire n?est pas en jeu. Dans ce cas
de figure, il peut être libéré sous caution. Le
cautionnement sert de garantie à sa présentation devant le juge
le moment venu. Ayant mal distingué les trois situations, la Cour
Suprême de Maurice soutient qu?une loi qui méconnaît le
droit à la libération sous caution des
1167 «There is nothing in the Constitution which
invalidates a law imposing a total prohibition on the release on bail of a
person reasonably suspected of having committed a criminal offence, provided
that he is brought to trial within a reasonable time after he has been arrested
and detained», CJCP: 26 mars 1984, Attorney-General c/ Momoudou Jobe,
cité note 743.
personnes suspectées de s?être livrées
à un trafic de stupéfiants viole la Constitution1168.
Cependant, la jurisprudence de la Cour Suprême a pour mérite de
maintenir le caractère exceptionnel du placement en détention et
d?interdire son automaticité. Mais, l?effet de cette jurisprudence a
été anéanti suite à une révision de la
Constitution. La Loi constitutionnelle nouvelle prévoit désormais
que certains détenus suspectés de trafic de stupéfiants ne
peuvent être libérés sous caution jusqu?au prononcé
du jugement au fond les concernant1169. A notre avis, le droit
constitutionnel d?être libéré si la détention est
arbitraire ou excessive demeure. La jurisprudence du Comité Judiciaire,
mieux construite, conserve toute son utilité.
B. La protection contre
l'Administration
Le Comité Judiciaire a élaboré et
diffusé vers les pays du Commonwealth des moyens nouveaux de protection
des administrés. Les autorités politiques considéraient
que la possibilité d?exercer des recours juridictionnels contre les
décisions de l?Administration offrait aux citoyens une protection
suffisante contre les risques d?excès ou d?abus de pouvoir. Mais,
voulant démocratiser l?action administrative et créer de
meilleures conditions pour la prise des décisions
régulières et opportunes, le Comité Judiciaire a mis en
valeur et posé des garanties préalables. Le juge londonien impose
dans certains cas à l?autorité administrative de ne pas
décider sans que les intéressés aient été
à même de faire valoir leur point de vue et de présenter
leurs objections à la décision projetée. La
procédure administrative non contentieuse doit obéir à des
principes: le principe du contradictoire (a) et le principe de l?enquête
préalable en matière d?expropriation (b).
a. Le droit d'être entendu
En Angleterre1170, les cours de justice avaient
depuis fort longtemps accordé à toute personne qui serait
sanctionnée le droit de développer devant l?Administration pour
la défense de ses intérêts, des objections contre la
décision que l?Administration elle-même s?apprête à
prendre. L?obligation pour celle-ci de respecter le principe du contradictoire
(audi alteram partem), qualifié
1168 CSM: 26 octobre 1986, Noordally c/ Attorney-General,
cité note 758.
1169 Article 5-3-A (Loi consitutionnelle du 1er août 1994)
CM.
1170 Pour une étude de droit comparé, v.
BREWEER-CARIAS Allan R.: «Les principes de la procédure
administrative non contentieuse, étude de droit comparé, France,
Espagne, Amérique Latine», Economica, 1992, 167 p. et aussi LEFAS
Aubert: «Essai de comparaison entre le concept de natural
justice? en droit administratif anglo-saxon et les principes
généraux de droit? ainsi que les règles
générales de procédure? correspondants en droit
administratif français», RIDC, 1978, pp. 745 à 775.
aussi de principe général de droit (rules of
natural justice), avait été affirmé en 1615 dans
l?affaire Bagg1171 et en 1723 dans l?affaire du Docteur
Bentley1172. Monsieur Bagg était privé de sa
qualité de bourgeois sans être averti et entendu
préalablement à la sanction. Le Docteur Bentley, à la
suite d?une procédure expéditive, avait été
dépouillé de ses diplômes par l?Université de
Cambridge. Les juges avaient annulé les deux décisions pour vice
de procédure1173. Cependant, l?analyse de la jurisprudence
britannique démontre que le principe avait été
écarté pour des besoins d?efficacité et de promptitude de
l?Administration durant la première moitié du vingtième
siècle1174 et avait été rétabli avec
force en 19621175 à la suite d?une réforme du droit
administratif intervenue après 1957 sur la base des recommandations du
rapport du Comité dénommé Franks1176. Depuis,
le respect des droits de la défense a été étendu
à toute personne intéressée par une décision
faisant grief notamment lorsqu?elle intervient dans le domaine des droits de la
personne ou du droit de propriété1177. Il est
accepté que les droits procéduraux soient un
élément essentiel dans un régime démocratique car
«la démocratie est un système de gouvernement dans lequel
chacun a une possibilité loyale d?être
entendu»1178.
Inspiré par la jurisprudence britannique, le
Comité Judiciaire applique le principe des droits de la défense
non seulement aux mesures administratives présentant un caractère
de sanction1179, même provisoire1180, mais aussi
aux décisions pouvant légalement revêtir d?un
caractère discrétionnaire. En effet, dans une affaire des
Bahamas1181, le ministre compétent avait refusé
d?accorder la naturalisation à un individu qui en avait fait la demande
en vertu d?une loi
1171 Banc du Roi: 1615, affaire James Bagg, ER, série
King?s Bench, vol. 77, pp. 1271 à 1281, Sir Edward Coke rédacteur
de l'arrêt.
1172 Banc du Roi: 1723, The King c/ The Chancellor of the
University of Cambridge (Doctor Bentley?s case), ER, série King?s Bench,
vol. 92, pp. 818 à 820, le juge John Lord Fortescue rédacteur de
l'arrêt.
V. DISTEL Michel: Le droit d?être entendu dans
la procédure administrative en Grande- Bretagne», thèse,
Univerité de Paris II, 1979, 757 p., v. p. 156.
1173 Dans l?affaire du Docteur Bentley, le juge John Lord
Fortescue justifie l?annulation de la décision de l?Université de
Cambridge en affirmant que même Dieu n?avait condamné Adam avant
de l?avoir fait comparaître pour se défendre.
1174 CL: 20 juillet 1914, Local Government Board c/ Arlidge, AC,
1915, pp. 120 à 151, Vicomte Lord-Chancelier Haldane rédacteur de
l'arrêt principal.
1175 CL: 14 mars 1962, Ridge c/ Baldwin, AC, 1964, pp. 40
à 142, Lord Reid rédacteur de l'arrêt principal.
V. GOODHART A. L.: «Ridge c/ Baldwin: Administration and
natural justice», LQR, 1964, pp. 105 à 116.
1176 ROBSON William A.: «Administrative justice and
injustice: A commentary on the Franks report», PL, 1958, pp. 12 à
31.
1177 CLARK D. H.: «Natural justice: susbtance and
shadow», PL, 1975, pp. 27 à 63.
1178 «Democracy is a system of government under which
everyone is given a fair chance to be heard», GOODHART A. L.: «Legal
procedure and democracy», CLJ, 1964, pp. 51 à 59, v. p. 57.
1179 CJPC: 13 novembre 1972, Paul Wallis Furnel c/ Whangane
High Stchools Board, AC, 1973, pp. 660 à 691, affaire de la
Nouvelle-Zélande, Lord Morris of Borth-y-Gest rédacteur de
l'arrêt majoritaire
1180 CJCP: 14 février 1994, Rees c/ Crane, cité
note 427.
1181 CJCP: 24 juillet 1979, Attorney-General c/ Thomas d?Arcy
Ryan, WLR, 1980, vol. 2, pp. 143 à 155, affaire des Bahamas, Lord
Diplock rédacteur de l'arrêt.
l?autorisant à prendre de telle décision pour
des motifs impérieux d?ordre public (reasons of public policy).
Les juges londoniens s?appuient essentiellement sur le devoir de loyauté
(fairness)1182 et d?impartialité (rule against
bias) de l?Administration1183 et le fait que seule une
procédure contradictoire peut l?emmener à prendre des mesures
conformes aux devoirs d?un Etat de droit. L?obligation de loyauté est
dans les pays de Common Law un principe de service public lié à
son essence même. Sur la base de ce raisonnement, les Lords annulent la
décision du ministre des naturalisations.
b. L'enquête préalable en matière
d'expropriation
Par une sorte d?arrêt de règlement, le
Comité Judiciaire a imposé aux autorités mauriciennes
l?organisation d?une enquête préalable aux mesures de cession
forcée des biens (compulsory acquisition of property) afin
d?assurer au maximum la protection des propriétaires d?immeubles.
Dans l?affaire Harel1184, les Lords soulignent que
la Loi mauricienne de 1973 sur le transfert des terres (Land Acquisition
Act 1973) n?institue aucune enquête préalable à
l?opération d?expropriation mais simplement un recours juridictionnel
à la différence des Lois anglaises sur la cession forcée
des biens1185. En effet, depuis les recommandations du Comité
Franks, il est établi en Angleterre une enquête préalable,
conduite par une personne qualifiée, et à laquelle
l?exproprié peut participer1186. Le
commissaire-enquêteur recueille les observations, les contre-projets et
tout autre moyen invoqué en vue de contester le projet d?expropriation.
L?expropriant est tenu de fournir tous les éléments essentiels
à l?appréciation de l?utilité publique du projet,
notamment une notice explicative, un plan de situation, une appréciation
sommaire des dépenses ou une étude d?évaluation
socio-économique. Le commissaire-enquêteur exerce un
contrôle poussé et réel sur ces données et
apprécie l?opportunité de l?opération1187. Le
ministre ne prend un arrêté de cessibilité qu?au vu des
1182 CJCP: 21 février 1983, Attorney-General c/ Ng Yuen
Shui, AC, 1983, vol. 2, pp. 629 à 639, affaire de Hongkong, Lord Fraser
of Tullybelton rédacteur de l'arrêt.
1183 SEEPERSAD C. P.: «Fairness and audi alteram
partem», PL, 1975, pp. 242 à 258.
1184 CJCP: 15 décembre 1987, Harel Frères Ltd c/
Minister of Housing, Lands and Town and Country Planning, cité note
889.
1185 «There is no provision in the Act for any inquiry
into the merits of the proposed acquisition to be held or otherwise giving the
landowner objecting to the acquisition any opportunity to be heard before the
Minister makes his decision to acquire...», ibid., p. 474.
1186 DISTEL Michel: «Aspects de l?évolution du
contrôle juridictionnel de l?Administration en Grande-Bretagne»,
RIDC, 1982, pp. 41 à 100, v. p. 94-95 sur le développement des
procédures administratives contradictoires.
1187 FOULKES David: «Administrative law», Londres,
Butterworths, 1990, 7e édition, 554 p., v. p. 109 et s.
conclusions du commissaire-enquêteur et sa décision
est éventuellement soumise au contrôle de légalité
par le juge.
Face à l?absence de telles procédures
administratives à Maurice, le Comité Judiciaire instaure un
système sui generis d?enquête devant le juge préalablement
au transfert de propriété sur saisine de l?exproprié. Lors
de l?enquête-procès, l?expropriant est tenu de fournir à la
cour un dossier détaillant le projet, de justifier son utilité
publique et de communiquer tous les documents y relatifs dont il dispose.
L?expropriant peut être soumis à un contre-examen par
l?exproprié. En dernier lieu, il revient à la Cour, et non au
ministre, de statuer sur l?opportunité du projet1188. Le
Comité Judiciaire réunit ici les deux étapes,
présentes dans la procédure anglaise, en une seule tout en
faisant preuve d?une grande création prétorienne.
Dans un Etat de droit, les décisions de
l?Administration doivent être démocratiques, c'est-à-dire,
prises au vu des consultations avec les usagers et citoyens. Le juge londonien
veut exporter cette valeur aux pays retenant encore sa compétence.
L?Etat de droit implique aussi que chaque institution publique
soit cantonnée dans un rôle spécifique.
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