Paragraphe 1. Le développement de l'Empire
britannique
La création de l?Empire britannique fut l?un des grands
faits de l?histoire du monde. L?Empire permit à une modeste île
européenne, la Grande-Bretagne, de demeurer pendant de longues
années la première puissance politique au monde105.
Par l?Empire la Grande-Bretagne exporta hors de ses frontières sa
civilisation, notamment sa langue, ses institutions et ses lois, surtout la
Common Law, et contribua au vaste mouvement d?occidentalisation du globe.
Les historiens distinguent en général trois
empires qui s?étaient succédé. Le premier prit naissance
avec le début de la colonisation anglaise et prit fin avec la
déclaration d?indépendance des Etats-Unis d?Amérique. Le
second, qui succède au premier, connut son apogée avant la
première guerre mondiale. Il disparaît définitivement
après la deuxième guerre mondiale. Le troisième naquit
après la deuxième grande guerre. Il fut transformé et
devint le Commonwealth.
Pour notre part, nous passerons en revue les deux premiers
empires, et analyserons le troisième dans la sous-section suivante lors
de l?examen du déclin du Comité Judiciaire.
105 BONIFACE Pascal (dir): «Atlas des relations
internationales», Paris, Institut des Relations Internationales et
Stratégiques, 1993, 171 p., v. p. 106.
A. Le premier Empire
Le premier Empire prit naissance sous le règne de la
Reine Elisabeth I (1558-1603) même si l?activité de conquête
par l?Angleterre avait débuté bien avant. Les marchands de
Londres voulaient réaliser de grands profits dans le commerce des
épices comme leur homologues étrangers. Les anglais
étaient devancés et voulaient eux aussi se lancer dans la
quête du Nouveau Monde. Un grand aventurier, Sir Francis Drake, qui avait
participé à la destruction de l?invincible Armada espagnole en
1588 avait, lors d?un tour du monde, observé la richesse des pays
à épices. Il avait fortement inspiré l?ambition
expansionniste des anglais. La Reine Elisabeth I se faisait la championne de la
doctrine du mercantilisme ou ce qui est aujourd?hui qualifié de
conquête indirecte (a) et encouragea les anglais à la convoitise
commerciale. L?Empire connut vite une grande expansion (b).
a. La doctrine de la conquête indirecte ou du
mercantilisme
Les britanniques avaient mis en place une stratégie
d?approche indirecte pour maîtriser le monde. Ils voulaient bâtir
l?Empire par l?économie106 et non seulement par la
conquête militaire.
En effet, les corsaires avaient compris que le
développement dépendait de l?acquisition des
établissements au-delà des mers. Il existait dans le nouveau
monde des zones libres dans lesquelles il était nécessaire de
s?établir pour découvrir et exploiter de l?or107. Ces
établissements pourraient aussi permettre l?expansion du
protestantisme108.
Par ailleurs, le système mercantiliste tendait à
faire des colonies des dépendances économiques de la
métropole, destinées à alimenter son commerce
d?importation et d?exportation, à stimuler son industrie et en
définitive à lui assurer de gros profits.
L?Etat britannique ne devait pas s?engager directement. Il
encourageait les initiatives privées et accordait son patronage à
des associations de citoyens désireux d?ouvrir de nouveaux
marchés dans le commerce maritime. Des
106 MATHEY Jean-Marie: « Comprendre la
stratégie», Economica, 1995, 112 p., v. p. 27 et s. sur la
stratégie des britanniques.
107 «... the dominant motive was the pursuit of wealth
and the comfort and power that go therewith», WALKER Eric: «The
British Empire, its structure and spirit 1497-1953», Cambridge, Bowes and
Bowes, 1953, 352 p., v. p. 5.
108 BAKER Ernest: «The ideas and ideals of the British
Empire», Cambridge, Cambridge University Press, 1946, 165 p.
compagnies de colonisation furent créées. Le
Royaume leur accordait le droit d?administrer et de peupler les terres
conquises.
Parmi les nombreuses compagnies qui avaient reçu une
charte à la fin du seizième siècle, deux avaient
particulièrement contribué au développement du premier
Empire. La première s?appelait la Compagnie de Virginie et fut à
l?origine de l?installation anglaise en Amérique du Nord. La seconde, la
Compagnie (anglaise) des Indes, avait le monopole du commerce aux Indes
Orientales et la pleine propriété des territoires acquis.
b. Les expansions coloniales
Le premier Empire, suivant l?implantation des deux grandes
compagnies, s?édifia à partir de deux pôles:
l?Amérique du Nord et les Indes.
La création des colonies de l?Amérique anglaise
s?échelonnait sur plus d?un siècle, de 1607 à 1732. Chaque
colonie de l?Amérique avait une structure propre. Les premiers colons
envoyés en 1606 par la Compagnie de Virginie pour chercher des mines
d?or avaient fondé le James Town. Lord Baltimore avait
créé en 1633 le Maryland qui devint une colonie de
propriétaires. Au nord se fondèrent la Nouvelle-Angleterre, une
colonie sans charte et spontanée109, et le Massachusetts. En
1664, la Nouvelle-Amsterdam fut ravie aux hollandais et devint New York.
L?éminent quaker William Penn donna son nom à une colonie, la
Pennsylvanie.
Au Canada, les français et les anglais se disputaient
de 1690 à 1697 et de 1702 à 1713. Suite aux Traités
d?Urecht de 1713, la France renonçait à la Terre- Neuve et aux
territoires de la Baie d?Hudson. Lors de la signature du Traité de Paris
le 10 février 1763, elle renonçait au Canada qui devint une
possession de la Couronne britannique.
La Compagnie des Indes Orientales (East India
Company) connut un essor rapide. Elle tira des profits immenses de son
trafic. Bien qu?au début elle se limitât strictement aux
activités commerciales, elle eut en 1624 le droit d?administrer ses
possessions de l?Inde. Plus tard, elle fut investie de privilèges
109 Des puritains qui avaient la même vision du monde
que les Lumières voulaient s?installer dans un territoire vierge pour
appliquer les règles démocratiques de l?âge moderne. Ils
avaient quitté l?Angleterre à bord du Mayflower. Ils
s?installèrent dans la Nouvelle-Angleterre et furent à l?origine
de la déclaration d?indépendance. Ils reçurent le titre de
Pères Pèlerins (The Pilgrim Fathers). V. HUSSEY W. D.:
«The British Empire and Commonwealth, 1500-1961», Cambridge
University Press, 1963, 363 p., v. p. 24.
régaliens: celui d?avoir des troupes, des armes, de
déclarer la guerre aux souverains indigènes, de rendre la
justice, de battre monnaie, de conclure la paix et ainsi de suite. Sur la route
des Indes Orientales, les anglais acquirent de nouvelles bases, tels la Sainte
Hélène en 1674 et le Gibraltar en 1704.
D?autre part, les navigateurs anglais conquirent quelques
terres en Indes Occidentales (West Indies). Entre 1620 et 1630, ils
prirent possession de Saint Christophe, Nevis, Barbade et, aussi, la
Jamaïque. Par le Traité de Madrid de 1670, l?Espagne céda
aux anglais ses possessions des Caraïbes.
Au dix-huitième siècle, l?Angleterre
posséda la meilleure marine du globe. Elle dominait un riche Empire
colonial (voir tableau 1 en annexe). Cependant, cet Empire devint victime de sa
gestion. L?Angleterre voulait toujours contrôler et monopoliser les
commerces. Mais les colons voulaient vendre leurs produits à ceux qui
les payaient plus cher. Les colons américains considéraient comme
un abus de pouvoir toute législation faite uniquement dans
l?intérêt de la métropole.
Les treize colonies d?Amérique se dressèrent contre
le gouvernement de Londres et proclamèrent leur
indépendance110. Le premier Empire n?était plus.
B. Le deuxième Empire
Le deuxième Empire surgit après la
Révolution industrielle qui transforma profondément la condition
humaine et le mode de vie (a). Devenue la première force industrielle du
globe, l?Angleterre poursuivit ses conquêtes (b).
a. La Révolution industrielle
La Révolution industrielle apporta une transformation
fondamentale dans le monde, l?une des plus importantes dont l?homme ait
tiré profit depuis la découverte du feu aux âges
néolithiques. Cette transformation consistait essentiellement en la
substitution de la machine à l?outil et la découverte des sources
nouvelles de force motrice grâce à la vapeur.
L?évolution se répercutait tout d?abord sur
l?industrie du textile et atteignit à la suite d?autres productions,
telles la sidérurgie et la construction
110 V. ibid., le chapitre sur «The loss of the thirteen
American colonies», pp. 119 à 137.
des navires à vapeur, des routes et de nouveaux moyens de
transport. Par exemple, l?Angleterre inventa la locomotive utilisant les voies
ferrées.
Avec le développement de son industrie
métallurgique, la Grande - Bretagne augmenta tant sur mer que dans les
colonies la marge de sa supériorité et put créer des
escales sur toutes les routes du monde. Sa marine, son commerce et sa
richesse111 crûrent prodigieusement alors que
s?édifiaient en même temps un nouvel Empire colonial, plus vaste
que le précédent.
b. Les conquêtes
Le deuxième Empire britannique débordait le
cadre des deux pôles du premier Empire. Le Canada, contrairement à
son voisin, les Etats-Unis d?Amérique, demeurait loyal à la
Couronne et devint un dominion en 1931. Après la grande mutinerie des
cipayes en 1857, la mainmise anglaise fut rétablie en Inde au bout de
plus d?une année de durs combats. A partir de 1858, l?Inde
dépendait uniquement de la Couronne britannique.
Afin de garantir la route des Indes, les britanniques
intervinrent en Egypte en 1882, contrôlaient Aden et étendirent
leur domination à la Birmanie. En Extrême-Orient, Hongkong et
Singapour et la Péninsule Malaise devenaient leurs relais commerciaux
avec la Chine.
Avec la découverte des mines d?or et des diamants, les
britanniques occupèrent des territoires de l?Afrique du Sud en 1806. Ils
établirent ensuite une domination coloniale du Caire au Cap après
l?occupation du Soudan, de la Rhodésie et l?annexion de Tanganyika.
Au dix-neuvième siècle, les îles de
l?Océan-Indien devenaient une véritable Mer
Impériale?112. Sauf quelques exceptions, les îles
passèrent toutes sous la domination britannique. A titre indicatif de la
conquête, on peut citer les Seychelles, Maldives, Laquedives, Andaman,
Nicobar, Chagos, Keeling, Isle de France (Maurice) et Rodrigues.
111 Les grandes importations d?Europe venaient de la seule
Grande-Bretagne.
112 CROKAERT Jacques: «Histoire du Commonwealth
britannique», PUF, Que sais-je ?, 1949, 120 p., v. p. 58.
Grâce aux oeuvres du capitaine Cook, l?Angleterre prit
également possession de l?Australie et de la
Nouvelle-Zélande113 à la fin du dix-huitième
siècle.
*
Telles étaient, en bref, les expansions de l?Empire
britannique qui atteignirent les limites même de notre planète
(voir tableaux 2 et 3 en annexe). L?Empire britannique était de loin le
plus vaste et le plus peuplé des Empires. Chaque pays conquis tombait
automatiquement dans le ressort du Comité Judiciaire. Il devint leur
juridiction suprême.
L?administration du second Empire différait du premier.
La colonisation fut souple et l?Angleterre pratiquait une politique
libérale. La colonisation fut même définie comme une
colonisation anticolonialiste?114.
La Grande-Bretagne n?imposa plus sur les pays conquis le droit
anglais et laissa subsister les droits locaux. En effet, si en 1608, la Cour du
Banc du Roi (King's Bench Division)115 avait posé le
principe selon lequel les lois d?un pays païen conquis étaient
vouées à l?abrogation 116, en 1774, les juges anglais
opérèrent un revirement du principe. Les pays conquis pouvaient
maintenir leurs droits quel que soit leur degré de
christianisation117. Cette tolérance amena le tribunal de la
Downing Street à statuer sur le droit de plusieurs familles
juridiques.
Enfin, la Grande-Bretagne accordait aux dominions le droit de
se gouverner eux-mêmes (the right to self-government). Ce
libéralisme s?expliquait par les difficultés rencontrées
par Londres avec les colons américains.
113 HUSSEY W. D., cité note 109, v. p. 168 à
183.
114 GRIMAL Henri: «Histoire du Commonwealth
britannique», PUF, Que sais-je ?, 1965, 128 p., v. p. 37.
115 Cour du Banc Roi: 1608, affaire Calvin, ER, King?s Bench,
vol. 77, pp. 377 à 411, le LordChef-Juge Edward Coke rédacteur de
l'arrêt.
116 «If a king comes to a Christian kingdom by conquest
seeing that he hath vitae et necis protestam, he may at his pleasure alter and
change the laws of that kingdom, but until he doth make an alteration of the
laws, those of the kingdom remain. But if a Christian king should conquer a
Kingdom of an infidel and bring them under his subjection, there, ipso facto,
the laws of the infidel are abrogated for that they are not against
Christianity, but against the laws of God and Nature contained in the
Decalogue», ibid., p. 398.
117 Cour du Banc du Roi: 1774, Campell c/ Hall, ER, King?s Bench,
vol. 98, pp. 848 à 899, Lord Mansfield rédacteur de
l'arrêt, rapporté par Lofft.
Cependant, le Comité Judiciaire substituait subtilement
le droit anglais aux lois locales à travers plusieurs techniques,
notamment celles de l?interprétation de la norme et l?importation du
droit anglais en cas de lacune de la loi locale. V. MATSON J. N.: «The
Common Law abroad: English and indigenous law in the British
Commonwealth», ICLQ, 1993, pp. 753 à 779.
Paragraphe 2. L'étendue de la compétence
du Comité Judiciaire en matière coloniale
En tant que juridiction suprême de l?Empire britannique,
le Comité Judiciaire était investi d?une compétence
ratione loci aussi vaste que l?Empire lui-même. Norman Bentwich soutenait
à juste titre, en 1936, que le Comité Judiciaire était le
plus grand tribunal connu de l?histoire118. Ainsi, du fait que la
Couronne laissait en vigueur les normes juridiques des pays conquis, le
Comité Judiciaire dut statuer sur des litiges portant sur le droit de
plusieurs familles juridiques. Sa compétence matérielle fut tout
aussi immense.
Analyser en détail la compétence territoriale et
matérielle de la Haute Instance londonienne conduirait à une
intéressante et démonstrative étude de l?influence du
Comité Judiciaire dans le développement du droit de nombreux
pays. Mais ce serait trop prouver de la grandeur du juge londonien. Bornons-
nous simplement à examiner de manière assez succincte le
traitement par le Comité Judiciaire des pourvois provenant de certains
pays seulement, des dominions (A) et colonies (B) dont les systèmes
juridiques furent étrangers à celui de la Common Law.
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