A. Les dominions
Le terme dominion désignait les grands territoires de
l?Empire où vivaient des populations blanches et qui s?administraient
eux-mêmes. Le gouvernement de chaque pays était responsable devant
l?Assemblée locale. Il bénéficiait d?une autonomie
complète dans les affaires intérieures119. Avant la
deuxième grande guerre, il existait cinq dominions, à savoir, le
Canada, la Terre-Neuve, l?Australie, la Nouvelle-Zélande et l?Afrique du
Sud.
Aux fins de cette étude, nous avons choisi deux
dominions, le Canada (a) et l?Afrique du Sud (b). Il y subsiste encore
aujourd?hui des droits différents de la Common Law. Le choix de
l?exemple du Canada se justifie également par le caractère
très riche et passionné de ses relations avec le Comité
Judiciaire.
118 «Its jurisdiction is more extensive, whether measured
by area, population, variety of nations, laws and customs, than that enjoyed by
any court known in history», BENTWICH Norman: «The rôle of
equity in the jurisdiction of the Judicial Committee of the Privy Council»
in BENTWICH, DE BUSTAMENTE et autres: «Justice and equity in the
international sphere», Londres, Constable and Co. Ltd., 1936, 59 p., v. p.
40.
119 BAKER Phillip Noël: «Le statut juridique actuel
des dominions britanniques dans le domaine du droit international»,
Recueil des Cours de l?Académie de Droit International, 1927, vol. IV,
pp. 247 à 491.
a. L'exemple du Canada
Quand le dominion du Canada fut créé, il
existait 60,000 colons français. Le Canada était composé
de neuf provinces dont le Québec. Hormis ce dernier où les
francophones constituaient 82 % de la population, les anglophones
étaient majoritaires dans les provinces. Dans l?ensemble politique
canadien, les francophones ne représentaient que 28 % de la
population.
Les français, après une lutte pour la
défense de leurs libertés linguistique, religieuse et culturelle,
avaient obtenu du gouvernement britannique l?adoption de la Loi de 1774 sur le
Québec qui garantissait la reconnaissance du culte catholique et la
législation française en vigueur en 1763, c?est-à-dire, la
Coutume de Paris. Bien que celle-ci fût abolie en août 1866, elle
avait été remplacée par un Code Civil inspiré du
Code Napoléon.
Chaque province disposait d?une organisation juridictionnelle
complète. Les justiciables pouvaient interjeter appel des
décisions des cours des provinces soit à la Cour Suprême du
Canada et, ensuite, au Comité Judiciaire à Londres, soit
directement à celui-ci.
A ce niveau de notre analyse, une interrogation
intéressante mérite d?avoir lieu: le Comité Judiciaire
fut-il protecteur de la minorité française ? Cette question est
complexe et difficile et tout élément de réponse doit,
à notre avis, être considéré avec prudence.
La Loi de 1867 sur l?Amérique du Nord Britannique
(The British North America Act), qui avait valeur constitutionnelle
à l?égard du Canada120, avait, dans ses articles 93 et
133, accordé des garanties en matière d?enseignement et d?usage
de la langue française. Mais, saisi d?un pourvoi fondé sur les
deux articles, la jurisprudence du Comité Judiciaire n?offrait aucune
originalité et n?était pas plus favorable à la
minorité française que celle offerte par la Cour Suprême du
Canada121. Ainsi, dans l?arrêt Ville de Winnipeg c/ Barret
122, le Comité Judiciaire avait débouté la
minorité catholique. Dans une autre
120 Pour une description du système constitutionnel du
Canada, v. WOEHRLING José: «La Constitution canadienne et
l?évolution des rapports entre le Québec et le Canada anglais de
1867 à nos jours», RFDC, 1992, pp. 196 à 250.
121 Sur le Comité Judiciaire et la protection des
minorités au début du dix-neuvième siècle, v. SCOTT
F. R.: «The Privy Council and the minority rights», QQ, 1930, pp. 668
à 678.
122 CJCP: 30 juillet 1892, City of Winnipeg c/ Barret, AC, 1892,
pp. 445 à 459, affaire de Canada, Lord Macnaghten rédacteur de
l'arrêt.
affaire123, l?instance londonienne approuvait la
solution de la Cour locale tout en reconnaissant à la minorité le
droit de se pourvoir par la voie politique, sous la forme d?un recours au
Gouverneur-Général.
Par contre, le Comité Judiciaire interprétait la
Loi sur l?Amérique du Nord Britannique dans un sens favorable aux
provinces 124. La Loi constitutionnelle énumérait dans
son article 91, les matières qui étaient du ressort du Parlement
du Canada. Le pouvoir délibérant fédéral pouvait
légiférer «pour la paix, l?ordre et le bon gouvernement du
Canada»125. L?article 92 désignait les matières
qui expressément relevaient de la compétence législative
des provinces. Les juges de la Cour Suprême du Canada, nommés par
le pouvoir fédéral, tranchaient les litiges dans le sens le plus
favorable à la fédération alors que le Comité
Judiciaire adoptait une démarche inverse. Il était, dans de
nombreux litiges, question de savoir si le Parlement du Canada avait une
compétence générale ou simplement subsidiaire. Autrement
formulée, la question était celle-ci: le constituant britannique
avait-il voulu créer une confédération ou une
fédération ? Le Comité Judiciaire apporta à cette
interrogation des réponses qui eurent de grands retentissements. Il
avait plus ou moins neutralisé l?article 91 de la Loi126. Par
exemple, dans l?arrêt Hodge c/ la Reine127, le Comité
Judiciaire précisait qu?en vertu de la Constitution, les Parlements
provinciaux étaient souverains et avaient la même
compétence que le Parlement fédéral. Aussi, le
Comité Judiciaire annula-t-il plusieurs dispositions des lois sociales
dans les années précédent la deuxième guerre
mondiale. En 1935, le Parlement du Canada institua les assurances de
chômage. La Loi fut contestée par les autorités du
Nouveau-Brunswick. Le gouvernement faisait valoir que la Loi litigieuse
était conforme à la distribution constitutionnelle des pouvoirs
et que le chômage fût un problème national. Le Comité
Judiciaire déclara la Loi contraire à la Constitution parce
qu?elle entrait, selon lui, dans le champ de compétence des
provinces128. Quant au Québec, en tant que province
minoritaire, il tirait profit de la lecture
123 CJCP: 29 janvier 1895, Brophy c/ Attorney-General for
Manitoba, AC, 1895, pp. 202 à 229, affaire de Canada, Lord-Chancelier
Watson rédacteur de l'arrêt.
124 BROWNE G. P.: «The Judicial Committee and the British
North America Act», University of Toronto Press, 1967, 246 p.
125 «For peace, order and good government of
Canada».
126 Sur le conflit entre les deux institutions, v. GUIFFAULT
Didier: «La Cour Suprême canadienne dans l?ordre constitutionnel
fédéral», thèse, Université de Lyon III, 1978,
662 p.
127 CJPC: 15 décembre 1883, Archibald G. Hodge c/ The
Queen, AC, 1884-85, pp. 117 à 135, affaire du Canada, Sir James Peacock
rédacteur de l'arrêt.
128 CJCP: 28 janvier 1937, Attorney-General for Canada c/
Attorney-General for Ontario, AC, 1937, pp. 355 à 367, affaire de
Canada, Lord Atkin rédacteur de l'arrêt.
provincialiste de la Constitution par le Comité
Judiciaire129. Bénéficiant d?une plus grande
autonomie, sa spécificité était mieux
protégée.
b. L'exemple de l'Afrique du Sud
Lorsque les anglais acquirent définitivement la
souveraineté sur l?Afrique du Sud, il y vivait déjà, dans
les colonies du Cap, du Natal, de l?Orange et du Tansvaal, des colons
hollandais, c?est-à-dire, des Boers. Suite à des guerres de
défense de leurs libertés, les boers obtinrent du gouvernement
britannique l?adoption de la Loi sur l?Afrique du Sud de 1909 qui fondait
l?Union Sud Africaine. Cette Loi, de valeur constitutionnelle, disposait que la
langue anglaise et la langue hollandaise étaient l?une et l?autre langue
officielle du pays et devaient être traitées sur un pied
d?égalité. Par ailleurs, le droit hollandais et le droit
romano-hollandais (Roman-Dutch law) demeuraient en vigueur.
Les dirigeants hollandais manifestaient une hostilité
contre le droit de recours au Comité Judiciaire130. Ils ne
voulaient pas qu?un tribunal anglais, si éminents qu?en fussent ses
juges, administrât un droit différent du sien. Ils étaient
d?avis que les tribunaux locaux étaient mieux placés pour
appliquer le droit hollandais et que la Cour Suprême locale devait
trancher en dernier ressort leurs différends.
Vu ces réticences, le Comité Judiciaire
était principalement saisi des seules affaires portant sur le droit
romano-hollandais131 dans lesquelles des questions d?ordre
constitutionnel étaient soulevées 132.
Cependant, en 1933, le Comité Judiciaire accorda une
autorisation spéciale d?appel portant sur une affaire impliquant des
questions de droit romano-hollandais en matière
contractuelle133. Le Comité Judiciaire cassa la
décision de la Cour Suprême de l?Afrique du Sud. L?arrêt du
Comité Judiciaire
129 Mr Bradeur dit: «As to Canada, there is no part of
Canada more pleased with the decisions of the Privy Council than the province
of Quebec», in PIERSON G. Coen, cité note 104, v. p. 42.
130 C. J. G.: «The Privy Council», SALJ, 1935, pp. 277
à 285.
131 L?article 106 de cette Loi avait déjà
considérablement restreint le droit de se pourvoir au Comité
Judiciaire. Ainsi, de 1909 à 1949, le juge londonien ne fut saisi que de
dix pourvois.
132 CJCP: 8 juillet 1920, Whittaker c/ Durban Corporation, LJPC,
1921, pp. 119 à 126, affaire de l?Afrique du Sud, Vicomte Haldane
rédacteur de l'arrêt.
133 CJPC: 10 juillet 1934, Pearl Assurance Company c/ Government
of the Union of South Africa, AC, 1934, pp. 570 à 586, affaire de
l?Afrique du Sud, Lord Tomlin rédacteur de l'arrêt.
provoqua de vives critiques134 sur sa
compétence de la part des juristes et politiques de l?Afrique du Sud.
B. Les colonies et territoires
d'outre-mer
Parmi les grandes colonies, l?Inde occupait une place
primordiale et mérite qu?on s?y arrête (a). Nous évoquerons
aussi les îles Anglo-Normandes qui se distinguaient des territoires
conquis par leurs particularités (b).
a. L'exemple de l'Inde
Il existait en Inde, avant de la deuxième guerre
mondiale, plus de trois cent cinquante-cinq millions d?habitants composant
plusieurs communautés ethniques135. Les législations
variaient d?une communauté à l?autre. Par exemple, en droit de la
famille, les hindous et les musulmans avaient conservé leurs droits
propres136. Ces législations étaient peu respectueuses
des droits fondamentaux de l?homme. Le Conseil Privé se
prononçait sur la régularité de ces normes. Le
contrôle portait sur la moralité et la civilité des lois
religieuses. Il privait d?effet les normes inhumaines. A titre indicatif, en
1831, le Conseil Privé avait revu en appel une décision de la
Compagnie des Indes Orientales. Les requérants, des hindous de Calcutta,
demandaient au Conseil Privé l?annulation d?une décision du
Gouverneur-Général interdisant la pratique de
sutti?137. Selon cette coutume hindoue, à la mort
de l?époux, l?épouse devait se sacrifier et se donner la mort
elle aussi pour prouver sa fidélité envers le défunt. Le
Conseil Privé rejeta le pourvoi en vertu d?une jurisprudence constante
et de sa vocation à civiliser les normes juridiques des pays conquis. Il
confirma la décision du Gouverneur-Général.
Quant au droit musulman, qui existait aussi bien en Inde que
dans certains pays d?Afrique, le Comité Judiciaire s?était
entrepris de l?unifier. Il considérait que le juge d?un pays soumis
à son autorité devait appliquer le droit
134 «It was suggested... that the members of the Judicial
Committee were charged with impossible task in trying to apply a system of law
with which they were slightly acquainted», MARSHALL H. H.: «The
Judicial Committee of the Privy Council: a waning jurisdiction», ICLQ,
1964, pp. 697 à 712, v. p. 705 et WELSH R. S.: «The Privy Council
Act, 1950», SALJ, 1950, vol. LXVII, pp. 227 à 230.
135 Les hindous formaient 72 % de la population, les musulmans
21 %, les chrétiens 3 %, les bouddhistes et autres 3 %.
136 «It was a fundamental and persisting British policy
that, in matters of family law, inheritance, caste and religion, Indians were
not to be subjected to a single general territorial law», GALANTER Marc:
«Law and society in modern India», Delhi, Oxford University Press,
1992, 329 p., v. p. 18.
137 OWEN D. H. O., cité note 37, p. 2.
musulman tel qu?il l?avait défini et appliqué
même dans des affaires en provenance d?autres pays138.
b. L'exemple des îles Anglo-Normandes
Les îles Anglo-Normandes étaient des possessions
françaises du Roi d?Angleterre en tant que Duc de
Normandie139. Ces îles possèdent encore des statuts
juridiques et constitutionnels médiévaux140.
Les pourvois des îles Anglo-Normandes au Comité
Judiciaire peuvent poser des difficultés juridiques aux juges anglais du
fait de l?extrême ancienneté de leurs lois. Par exemple, le
Comité Judiciaire a statué sur une affaire impliquant un
clameur de haro? et une pétition de
doléance?. Devenir un clameur de haro est une solution
médiévale. Il suppose une situation dangereuse et permet de
protéger le propriétaire dans la jouissance de ses biens. S?il y
a une violation de la propriété d?une personne et que celle-ci
crie à haute voix haro, haro, haro?,
l?intéressé doit immédiatement cesser le
trouble141. De même, le Comité Judiciaire a eu à
appliquer la Charte aux Normands de 1314 dans une affaire relative à la
succession et la prescription de l?action civile142. La Charte a
été promulguée par le Roi français Louis X
(1314-1316). Elle était rédigée en un vieux
français, peu lucide à la compréhension comme leurs
Seigneuries l?ont souligné dans leur décision143. Les
Lords y ont invoqué plusieurs autorités françaises sur les
lois et coutumes de Guernesey.
*
Ces exemples démontrent l?extrême diversité
du champ de compétence du juge londonien. L?inventaire de
l?étendue de ce pouvoir avait incité les
138 CJCP: 10 octobre 1951, Fatuma Binti Mohamed Bin Salim
Bakhshuwen c/ Mohamed Bin Salim Bakshuwen, AC, 1952, pp. 1 à 14, affaire
de l?Afrique Orientale (Ethiopie), Lord Simmonds rédacteur de
l'arrêt, v. p. 14.
139 PATEY Jacques, cité note 41, v. p. 167.
140 LEMASURIER René: «Le droit de l?île de
Jersey», thèse, Paris, Editions A. Pédone, 1956, 344 p.
141 OWEN D. H. O., cité note 37, v. p. 4-5.
142 CJCP: 9 juin 1973, Adolphus Henri Vaudin c/ Adolphus John
Hamon, WLR, 1973, vol. 3, pp. 257 à 267, affaire de Guernesey, Lord
Wilberforce rédacteur de l'arrêt.
143 «The earlier law to which both statutes refer is
contained in la Charte aux Normands promulgated by King Louis X in 1314. The
relevant passage reads: «Item, que prescription ou la tenue de quarante
ans suffise à chacun en Normandie dorénavant, pour titre
compétent, ou toute justice haute ou basse, ou de quelconque autre chose
que ce soit. Et s?aucun de la duché de Normandie de quelconque condition
ou état qu?il soit possédé par quarante ans paisiblement,
qu?il ne soit sur ce molesté, en aucune manière de nos
justiciers, ne souffert être molesté...». This text, though
not simple, on careful examination, leads to conclusions upon which the present
appeal can be decided» ibid.
dirigeants locaux, une fois l?Empire affaibli, à
redéfinir la place qu?occupait le Comité Judiciaire dans le
système institutionnel des territoires de la Couronne.
Sous-section 3. Le déclin du Comité
Judiciaire
L?après deuxième guerre mondiale ouvrit
l?ère de la décolonisation. Il déclencha dans tous les
pays soumis à la domination anglaise, des révoltes contre
l?impérialisme. La grandeur, l?autorité et la compétence
matérielle du Comité Judiciaire furent réduites. Dans tous
les territoires occupés, le nationalisme se déchaîna
(paragraphe 1) au nom des principes de démocratie et du droit des
peuples à disposer d?eux-mêmes. Les populations des colonies
réclamèrent l?indépendance politique et judiciaire. Le
Comité Judiciaire ne pouvait s?adapter à cette évolution.
La légitimité de sa juridiction fut sévèrement mise
en cause dès lors que les autorités britanniques n?eussent
parvenues à le transformer en une cour suprême du Commonwealth
(paragraphe 2).
|