Paragraphe 1. Le fondement constitutionnel du droit de
propriété
Comme nous l?avons évoqué, la protection
constitutionnelle des biens se décompose en deux séries de normes
qui correspondent à deux niveaux d?atteinte. La première
énonce le principe d?interdiction de toute privation
(deprivation) des biens par l?autorité publique sans
indemnité1227 (A) et la deuxième soumet à des
conditions la cession forcée d?une propriété
(compulsory acquisition of property) (B).
V. également FROMONT Michel: «Le droit de
propriété dans les jurisprudences constitutionnelles
européennes, République Fédérale d?Allemagne»,
AIJC, 1985, pp. 214 à 218. 1225 COLOM Jacques: «La protection
constitutionnelle du droit de propriété à l?île
Maurice», pp. 155 à 189 in UNIVERSITE DE DROIT ET D?ECONOMIE ET DES
SCIENCES D?AIX MARSEILLE, cité note 375.
1226 CJCP: 25 octobre 1984, Société United Docks c/
Government of Mauritius, cité note 847.
1227 Dans ce dernier cas, tous les attributs du droit de
propriété n?ont pas été enlevés au titulaire
de ce droit. La privation peut être une limitation de l?exercice de ce
droit, une gêne non supportable qui vide le droit de son contenu.
A. Le respect des biens ou la protection contre la
privation des biens
L?existence dans la Constitution d?une norme à effet
direct protégeant contre la privation des biens a été
sérieusement contestée devant le juge londonien (a), qui,
tranchant le débat dans un sens positif a également
déterminé la portée de la privation (b).
a. Le caractère de la protection
constitutionnelle
L?article 3 de la Constitution dispose, à la
manière d?un préambule, qu?il «est reconnu et
proclamé qu?il a existé et qu?il continue d?exister à
Maurice... le droit de tout individu à la protection... contre toute
atteinte à ses biens ou toute privation de propriété sans
compensation». Le gouvernement a fait valoir que cet article ne comporte
aucun caractère impératif en vertu de la jurisprudence locale et
londonienne1228.
En effet, la Cour de Maurice rejetait la thèse que
l?article 3 fût une disposition opérationnelle (fully
operative). Les garanties posées par cet article seraient soumises
aux articles suivants et correspondants de la Constitution,
c'est-à-dire, à l?article 8 de la Constitution en ce qui concerne
le droit de propriété. L?article 3 n?aurait aucune
autonomie1229. Le juge local répugnait à lui
reconnaître toute valeur positive sans doute à cause de son
caractère imprécis et vague1230. De même, le
Comité Judiciaire avait manifesté une grande hésitation
à accorder au préambule des Constitutions du Commonwealth une
valeur positive. Tout au plus, le préambule n?était qu?une partie
préliminaire à laquelle le juge pouvait recourir pour
interpréter des normes constitutionnelles1231. Sur la base de
ces jurisprudences, le gouvernement mauricien soutenait que le
propriétaire n?était pas protégé contre la
privation de ses biens.
Seul le Chef-Juge Sir Maurice Rault, minoritaire sur ce point
à la Cour locale, remet en question la survivance des jurisprudences
précitées en droit mauricien de la fin du vingtième
siècle1232. Le juge utilise la technique des distinctions
pour écarter les précédents invoqués et fonder sa
décision sur
1228 Aucune Loi ordinaire ne protégeait non plus
effectivement les citoyens contre la privation de leurs biens.
1229 «The guarantee in section 3 has consequently no
separate existence», CSM: 3 mai 1976, Jaulim c/ Director of Public
Prosecutions, MR, pp. 96 à 109, le juge Garrioch rédacteur de
l'arrêt, v. p. 99.
1230 CSM: 14 novembre 1980, Reufac c/ Minister of Agriculture and
Natural Resources, MR, 1980, pp. 264 à 278, le juge Glover
rédacteur de l'arrêt.
1231 CJCP: 19 avril 1966, Honourable Dr Paul Borg Oliver c/
Honourable Dr Anton Buttigieg, cité note 1145.
1232 CSM: 7 décembre 1981, Société United
Docks c/ Government of Mauritius, LRC, 1985, vol. constitutional, pp. 805
à 828, v. opinion individuelle du Chef-Juge Rault.
d?autres autorités. Sa motivation se divise en deux
branches. D?abord, il insiste sur l?inclusion de l?article 3 dans le bloc de
constitutionnalité en citant une décision plus récente du
Conseil Privé1233 et une décision du Conseil
Constitutionnel français1234 dans lesquelles ces deux
juridictions opèrent une extension du champ des normes
constitutionnelles en y incluant le préambule. Ensuite, il applique une
décision des juges londoniens consacrant le droit pour un individu de ne
pas être privé de ses biens, par opposition à la
dépossession1235.
Le Comité Judiciaire approuve la solution retenue par
le juge Rault1236 et dans un motif dont il est difficile de rendre
compte sans le paraphraser, les Lords affirment que l?article 3 n?est pas
simplement un préambule mais dispose d?une pleine autonomie. Ils
renversent la hiérarchie des normes au sein même de la
Constitution. Désormais, l?article 3 a pleine valeur juridique et toutes
les dispositions subséquentes du catalogue des droits doivent
s?interpréter à la lumière de ses
énonciations1237. L?article 3 prévaut sur l?article 8
qui prévoit les cas de cession forcée. Leurs Seigneuries
déclarent d?une manière assez provocante que si le droit contre
la privation de la propriété n?est pas effectif, la puissance
publique pourrait détruire toute propriété privée
sans compensation. Et, comme pour bien affermir leur jurisprudence, ils
rappellent l?existence en Common Law d?un principe de responsabilité de
la puissance publique à raison des dommages causés par elle aux
biens des personnes privées même en temps de
guerre1238. Le même principe de responsabilité joue
également en matière de privation des biens1239.
b. La signification de la privation des biens
Une fois déterminées l?existence et la valeur de la
norme contenue dans l?article 3 de la Constitution, il est nécessaire de
s?attarder sur la portée du
1233 CJCP: 27 novembre 1979, Terence Thornhill c/
Attorney-General, cité note 845. 1234 CCF: 16 juillet 1971,
Liberté d?Association, cité note 881.
1235 «Their Lordships agree that a person may be deprived
of his property by a mere negative or restrictive provision but it does not
follow that such a provision which leads to deprivation also leads to
compulsory acquisition», CJCP: 11 janvier 1977, Government of Malaysia c/
Selangor Pilot Association, AC, 1978, pp. 337 à 359, affaire de la
Malaisie, Vicomte Dilhorne rédacteur de l'arrêt majoritaire, v. p.
347-48.
1236 CJCP: 25 octobre 1984, Société United Docks c/
Governement of Mauritius, cité note 847.
1237 «Their Lordships have no doubt that all provisions
of Chapter II, including section 8, must be construed in the light of the
provisions of section 3. The wording of section 3 is only consistent with an
enacting section; it is not a mere preamble or introduction», ibid., p.
841.
1238 CL: 21 avril 1964, Burmah Oil Company Ltd c/ Lord Advocate,
AC, 1965, pp. 75 à 171, Lords Reid et Upjohn rédacteurs des
arrêts principaux.
1239 CSC: 3 octobre 1978, Manitoba Fisheries c/ The Queen, DLR,
1979, vol. 88, pp. 462 à 474, le juge Ritchie rédacteur de
l'arrêt.
terme de privation des biens. Qu?est-ce qui constitue, selon
l?interprétation du Comité Judiciaire, une privation des biens
?
Les Sages de la Downing Street découvrent une
véritable richesse juridique enfouie sous le terme privation dans
l?affaire La Compagnie Sucrière de Bel Ombre
Limitée1240. Ils analysent de façon concrète
les mesures administratives susceptibles de porter atteinte au droit de
propriété à la manière de la Cour Européenne
des Droits de l?Homme dans l?arrêt intitulé Sporrong et
Lönnroth1241 auquel ils se réfèrent
abondamment1242. Selon eux, pour classer une mesure administrative
ou législative parmi celle de privation des biens, ce qui compte n?est
pas son intitulée mais l?effet réel qui en découle pour le
particulier. Il faut rechercher si la décision de la puissance publique
ne porte pas une atteinte disproportionnée aux attributs de la
propriété1243. Le juge londonien rabaisse le seuil
toléré d?ingérence aux attributs de la
propriété en s?appuyant sur un précédent de la Cour
Suprême des Etats-Unis d?Amérique1244. Pour la Cour
Suprême de Maurice, il ne fallait pas que la mesure de l?autorité
politique ou administrative dévidât la propriété
complètement de ses éléments. La propriété
ne devait pas, selon la formule utilisée, être réduite
à une coquille vide. Ce seuil est considéré trop
élevé par les Sages de la Downing Street. Désormais, la
mesure législative ou administrative ne peut toucher à la
substance de la propriété, c'est-à-dire, en restreindre
substantiellement son exercice sans constituer une privation1245. Le
juge londonien consacre le droit de l?individu à «la jouissance
paisible de ses biens» (peaceful enjoyment of his property),
notion employée dans la version anglaise de l?article premier du Premier
Protocole additionnel à la Convention Européenne des Droits de
l?Homme1246. Ce principe comporte une limite: toute
législation ou réglementation portant sur l?usage d?une
propriété n?équivaut pas à une violation du droit
à une jouissance paisible. De nos jours, le droit de
propriété est soumis à des impératifs
économiques, sociaux et esthétiques. Ainsi, une Loi
1240 CJCP: 13 décembre 1995, La Compagnie Sucrière
de Bel Ombre Ltée c/ The Government of Mauritius, cité note
860.
1241 CEDH: 23 septembre 1982, Sporrong et Lönnroth c/ La
Suède, PCEDH, 1982, série A, vol. 52, 50 p.
1242 Dans l?arrêt La Compagnie Sucrière de Bel
Ombre Ltée précité Lord Woolf identifie les articles 3 et
8 de la Constitution de Maurice aux dispositions de l?article du Premier
Protocole additionnel à la Convention Européenne des Droits de
l?Homme.
1243 Les trois attributs de la propriété sont
(i) le droit d?user de la chose (jus utendi), (ii) le droit de
percevoir les fruits de la chose (jus fruendi) et (iii) le droit de
disposer de la chose (jus abutendi).
1244 CSEUA: 11 décembre 1922, Pennsylvania Coal Company
c/ H. J. Mahon, US, 1922, pp. 393 à 422, le juge Holmes rédacteur
de l'arrêt, v. p. 415-6.
1245 «It is right as Lord Lester also argues that to
refer to a valueless shell? is to overstate the situation which
needs to exist before there is a constructive deprivation», in CJCP: 13
décembre 1995, Compagnie Sucrière de Bel Ombre Ltée c/ The
Government of Mauritius, cité, 860.
1246 La notion de la jouissance paisible des biens a
été, à notre avis, maladroitement traduite dans la version
française du texte de la Convention en «respect de biens».
qui fait obligation au propriétaire de renouveler un
bail de métayage sur demande de l?exploitant1247 ne porte pas
une atteinte démesurée au droit du
propriétaire1248. L?intervention du pouvoir public dans les
rapports contractuels est fréquente dans beaucoup de pays. En France par
exemple, il est traditionnellement reconnu au locataire d?un immeuble dans
lequel il exploite un fond de commerce, un droit particulier de se maintenir
dans les lieux. Aussi, le fermier a droit de continuer son exploitation
agricole même après expiration de son bail. Il apparaît que
les juges londoniens admettent que la puissance publique puisse
réglementer le jus abutendi du propriétaire sans porter atteinte
à son droit de jouissance. La Loi mauricienne n?a pour effet que
d?imposer un contrat, ce qui bien évidemment, est dérogatoire au
principe de l?autonomie de la volonté des
contractants1249.
B. La protection contre la dépossession des
biens
La Constitution de Maurice protège dans un article
séparé des dispositions de l?article 3, l?individu contre la
cession forcée des biens à la puissance publique.
Il s?agit d?analyser le dispositif constitutionnel (a) et voir
comment, malgré les dispositions peu libérales, le Comité
Judiciaire a imposé un contrôle puissant des mesures de
dépossession des biens (b).
a. Le dispositif constitutionnel
L?article 8 de la Constitution de Maurice a été
révisé partiellement en 1983 sous l?impulsion du second
gouvernement de Monsieur Aneerood Jugnauth afin de dynamiser le
développement économique du pays1250. Les remparts
juridiques contre la dépossession ont été affaiblis. Le
texte de 1983 a introduit une philosophie socialisante dans
l?énoncé de l?article 8, absente dans le texte initial et le Code
Civil de 1804 d?inspiration libérale. Quatre grandes modifications ont
été apportées. Il est désormais autorisé
d?exproprier ou
1247 Article 5-A nouveau (Loi de 1993) de la Loi mauricienne de
1988 sur la Production de l?Industrie Sucrière (Sugar Industry
Efficiency Act).
1248 «The ownership of land has a multiplicity of
incidents and every regulation of those incidents in the public interest does
not attract a prima facie right to compensation. This is especially true where,
as here, the regulation is part of the general control of an industry which is
already subj ect to substantial regulation in the interest of all those
involved in the industry, including the appellants», CJCP: 13
décembre 1995, La Compagnie Sucrière de Bel Ombre Ltée c/
The Government of Mauritius, cité note 860.
1249 BENABENT Alain: «Droit civil, les obligations»,
Domat droit privé, Monchrestien, 1995, 5e édition, 492, v. p.
35-6.
1250 V. discours de Monsieur Aneerood Jugnauth, Premier Ministre,
au Parlement, LAD, 1983, n° 6, pp. 753 à 756.
nationaliser pour «le développement social ou
économique du peuple de Maurice»1251. Le constituant a
supprimé l?obligation du paiement rapide de l?indemnité et a
prévu, à la place, un système de dédommagement
étalé sur une période de dix ans1252. Le mode
de calcul de l?indemnité compensatoire a été
modifié. L?indemnité a perdu son caractère adéquat.
Elle est évaluée en terme d?équité, ce qui veut
dire qu?elle pourrait éventuellement être inférieure
à la valeur vénale du bien en question1253. Le terme
équitable traduit l?idée d?un partage du coût entre
l?exproprié et la puissance publique. Le dédommagement n?est plus
intégral. Enfin, la Loi constitutionnelle de 1983 a soustrait au
contrôle du juge toute Loi de nationalisation approuvée par au
moins trois quarts des députés1254.
La révision de 1983 est inspirée de
l?expérience indienne1255, et peut être aussi
italienne1256, tendant à permettre un plus grand
contrôle de l?Etat sur les secteurs clés de l?économie.
Elle constitue un cas d?affermissement du droit au développement sur un
droit de l?homme1257. Le droit de propriété, du fait
de ses implications économiques, n?est plus une véritable
liberté publique.
b. Le contrôle juridictionnel des mesures de cession
forcée des biens
Les finalités autorisées de la
dépossession sont larges et peuvent englober tous les besoins publics,
de l?objectif de protéger la moralité publique à celui de
promouvoir l?intérêt public en passant par le besoin d?assurer le
développement social et économique du peuple1258. Une
condition est toutefois posée par la Constitution. La cession
forcée doit être raisonnablement justifiée au regard des
difficultés (hardships) causées par
l?opération1259. Le juge londonien entend cette condition de
façon sévère puisqu?il enjoint à la Cour locale,
juridiction souveraine des faits, de censurer les décisions de
l?autorité publique non équilibrées1260 entre
les intérêts de la nation et ceux de
l?exproprié1261. Les
1251 Article 8-1-a CM.
1252 Article 8-4-c-i CM.
1253 Article 8-1-c-i CM.
1254 Article 8-4-A-a CM.
1255 HIDAYATULLAH M.: «Constitutional law of India»,
Liverpool, Lucas Publications, 1986, 2 vol., v. vol. 2, pp. 355 à 382
«Right to property and article 300 A».
1256 ZAGREBELSKY Gustavo: «Le droit de
propriété dans les jurisprudences constitutionnelles,
Italie», AIJC, 1985, pp. 219 à 227.
1257 COLOM Jacques, cité note 245, v. p. 43.
1258 Article 8-1-a CM.
1259 Article 8-1-b CM.
1260 Le juge londonien emprunte à la Cour
Européenne des Droits de l?Homme le critère du juste
équilibre entre les exigences de l?intérêt
général et les impératifs de sauvegarde des droits
fondamentaux des individus. V. CEDH: 23 septembre 1982, Sporrong et
Lönnroth c/ La Suède, cité note 1241, v. p. 26, paragraphe
69.
1261 «... the executive director of the Sugar Authority
gave ample evidence as to the background of the statutory sugar regime to
enable the balancing exercise to be performed between the
inconvénients que l?opération représente
ne doivent pas être excessifs par rapport aux avantages qu?elle offre.
L?autorité expropriante, s?il s?agit d?une expropriation, doit
démontrer à la Cour en quoi les atteintes à la
propriété privée, le coût financier de
l?opération sont proportionnés ou mieux inférieurs
à l?intérêt qu?elle représente1262.
La jurisprudence du bilan du Comité Judiciaire appelle
toutefois une remarque pertinente. Elle n?aboutit qu?exceptionnellement
à une annulation du projet par le juge du fond. Alors que les
requérants soutiennent très souvent que le bilan de
l?opération, au sens de la jurisprudence des Sages de la Downing Street,
est négatif, ils n?arrivent à emporter la conviction des juges du
fond locaux. Le contrôle du bilan ressemble au contrôle de l?erreur
manifeste d?appréciation. Le juge ne peut annuler une décision de
l?autorité publique que lorsqu?il a le sentiment que les
inconvénients de l?opération l?emportent très largement
sur ses avantages. Il faudrait qu?il soit confronté à un projet
manifestement déraisonnable de l?Etat. Mais il demeure que l?article 3
de la Constitution, par la généralité de ses dispositions
et son autonomie telle qu?elle a été consacrée par la
Haute Instance londonienne, a acquis une vitalité primordiale dans la
défense du droit de propriété.
Ainsi, une fois déterminés l?agencement entre
les deux normes constitutionnelles et le caractère constitutionnel de la
protection du droit de propriété, le Comité Judiciaire a
eu le souci d?élargir la perspective de la notion de
propriété.
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