Section 1 : La défense analogue de
l'intérêt social
Le délit d'abus de bien social est une notion qui a vu
le jour au début d'un XXème siècle
secoué par des scandales politico-financiers. Il s'agissait alors de
lutter contre les agissements de dirigeants sociaux peu scrupuleux qui
pillaient les biens de la société à des fins personnelles
et au détriment d'épargnants. Au fil du temps, la notion
d'intérêt des actionnaires ou associés a laissé
place à la notion d'intérêt social (I.). Cette
défense de l'intérêt social inspirera par la suite les
juges fiscaux qui élaborèrent la théorie de l'acte anormal
de gestion mais qui n'en firent pas le même usage (II.).
I. Les fondements de l'acte anormal de gestion et de l'abus
de bien social
« Le concept d'acte anormal de gestion est le fruit de
l'acclimatation ou de la transplantation en droit fiscal du concept commercial
d'acte non conforme à l'intérêt social »2.
L'inspiration de la théorie de l'acte anormal de gestion est donc claire
: elle emprunte largement à l'abus de bien social en ce qui concerne ses
fondements historiques (A.), mais elle fera preuve d'une grande autonomie
s'agissant de ses fondements théoriques (B.).
1 GOUYET (R.), La théorie de l'acte anormal de
gestion, PA.2000, n° 225, p. 4
2 RACINE (P.-F.) concl. Sous CE, 27 juillet 1984,
SA Renfort service : Dr. Fisc. 1985, n° 11, comm. 596
A. Un fondement historique commun : la lutte contre
l'évasion financière 1) L'origine légale de l'abus de
bien social
a) L'abandon de la théorie du mandat social et de
l'abus de confiance
Il convient de préciser à titre liminaire, que
le début du XXème siècle est marqué par
une effervescence financière inconnue jusqu'alors, prompte à
toutes les dérives. Pourtant, face aux agissements délictueux de
dirigeants sociaux, les juges se contentaient d'appliquer l'incrimination
d'abus de confiance bien connue depuis 17911.
L'abus de confiance, se définissait alors comme le
détournement de la chose remise à titre précaire et en
violation d'un des contrats limitativement énumérés par
l'ancien article 408 C. pén.2. Le contrat de
société ne faisant pas partie de cette liste et les juges
utilisaient donc la notion de mandat social pour sanctionner les dirigeants
sociaux coupables d'abus. Partant du postulat que les dirigeants sociaux
étaient investis d'un mandat général par les
associés ou actionnaires, le détournement des biens de la
société équivalait à une violation, constitutive
d'un abus de confiance.
Si ce mode de répression ignorait encore la notion
d'intérêt social, elle avait toutefois le mérite de mettre
l'accent sur la protection des actionnaires et associés. Pourtant, elle
s'est vite révélée insuffisante pour deux raisons
essentielles : d'une part les peines infligées étaient minimes
comparativement à d'autres délits3 et d'autre part,
des scandales politico-financiers vont profondément ébranler la
société française et précipiter l'apparition d'un
délit autonome.
b) La tentative de moralisation du droit des
sociétés
La France de l'entre-deux guerre connait tour à tour
une phase d'euphorie économique inégalée et le spectacle
d'un effondrement boursier aussi violent qu'inattendu. L'éclatement de
la bulle spéculative en 1929 fut le théâtre de
révélations médiatiques sur des dérives
spéculatives mettant en cause des personnalités politiques
d'importance.
1 MASCALA (C.), Abus de confiance, Rép.
Pén., DALLOZ, oct. 2003, p. 2 : « Le code pénal de 1791
distingue pour la première fois trois infractions autonomes : le vol,
l'escroquerie et l'abus de confiance [...]».
2 Cet article dressait une liste des différents
contrats pouvant donner lieu à un abus de confiance :
dépôt, louage, mandat, prêt, nantissement, travail
salarié et non salarié. En dehors de ces sept cas, l'abus de
confiance ne pouvait pas être constitué. Le nouveau code
pénal de 1994 a supprimé cette liste (art. 314-1 C.pén.),
mettant ainsi un terme à l'important contentieux découlant de la
qualification des contrats ayant donné lieu à l'abus.
3 BOULOC (B.), Abus de biens sociaux, Rép.
Pén., DALLOZ, janv. 2009, p. 2 : deux mois à deux ans
d'emprisonnement pour l'abus de confiance alors que l'escroquerie était
punissable de six mois à cinq ans.
Trois grandes affaires marquèrent
particulièrement les esprits et déclenchèrent une crise
politique, financière et sociale sans précédent :
l'affaire Hanau en 19281, l'affaire Oustric en 19292, et
enfin un scandale qui vient achever de détruire les derniers espoirs
d'un système à l'agonie : l'affaire Stavisky3. Ces
trois scandales ont prit une tournure politique lorsque le Canard
Enchainé découvrit l'implication active de ministres, de
magistrats, de journalistes et surtout de parlementaires qui s'employaient
à étouffer les poursuites judiciaires des escrocs voire
même à se porter garants de leur sérieux auprès des
victimes.
Ces scandales furent le détonateur de la chute de
plusieurs gouvernements4, de l'émeute antiparlementaire du 6
février 1934 et surtout d'une prise de conscience générale
sur la dimension morale du monde des affaires. Au coeur de l'indignation
générale, le sénateur Lesaché déposa une
proposition de loi en 19325 comportant des dispositions qui
donneront naissance au décret-loi du 8 août 1935. Ce
décret-loi introduit le délit d'abus de bien social au sein des
sociétés anonymes qu'il déclare punissable des mêmes
peines que l'escroquerie6. Lors de l'élaboration du projet de
loi sur les sociétés commerciales au début des
années 60, de nombreux auteurs commercialistes militèrent pour un
assouplissement du délit, notamment par le recours aux sanctions
civiles, mais la loi qui s'ensuivie du 24 juillet 19667 ne
précise pas la définition de l'abus de bien social qui continue
de susciter de nombreuses questions notamment sur ce qu'il faut entendre par
« intérêt de la société ». C'est
pourtant cette notion qui inspirera le juge fiscal dans l'élaboration de
la théorie de l'acte anormal de gestion.
2) L'origine largement prétorienne de l'acte
anormal de gestion
a) Les raisons de l'élaboration de la notion : les
données du problème Fidèle à la tradition
largement prétorienne du droit fiscal, l'acte anormal de gestion a pour
partie été élaborée par le Conseil d'État au
milieu du XXème siècle. Un arrêt du 7 juillet
19588 est habituellement considéré comme le point de
départ de cette théorie qui est venue pallier
1 Une femme d'affaires dénommée Marthe Hanau est
arrêtée et soupçonnée d'escroquerie et d'abus de
confiance sur de petits épargnants.
2 Les médias révèlent une seconde affaire
pointant du doigt les opérations frauduleuses d'un banquier bien connu
de la place parisienne, Albert Oustric. Ce dernier est accusé de
banqueroute et d'opérations irrégulières ayant
ruiné des milliers de particuliers.
3 Alexandre Stavisky est accusé d'émettre de
faux bons pour garantir les prêts sur gage du Crédit municipal de
Bayonne. Ces produits financiers étaient ensuite achetés par des
compagnies d'assurance ainsi que des institutions qui se sont retrouvés
lésées lorsque l'escroquerie fut mise à jour.
4 Le Cabinet Tardieu suite à l'affaire Oustric et le
cabinet Daladier consécutivement au scandale Stavisky
5 BOULOC (B.), Abus de biens sociaux, Rép.
Pén., DALLOZ, 2009, p. 2
6 Le 30 octobre de la même année un second
décret-loi étend le délit aux sociétés
à responsabilité limitée.
7 Loi n° 66-537 sur les sociétés
commerciales
8 CE, 8ème sous-sect. 7 juillet 1958, n°
35.977, Dr. Fisc. 1958, n° 44, comm. DUPONT, p. 938
l'absence de moyens de l'administration fiscale face à
ces « évaporations financières »1
fort dommageables pour elle et donc pour les contribuables.
Au regard des articles 38 et 39 CGI, l'exploitant est en effet
autorisé à déduire de son bénéfice les frais
qu'il engage pour le fonctionnement de son entreprise. Cette règle
apparait logique puisque ces dépenses visent à préserver
le bénéfice et sont réalisées dans
l'intérêt de l'entreprise. Pourtant, certains chef d'entreprise
abusent de ce droit soit en élaborant des montages juridiques faussement
réguliers en vue de minorer la base d'imposition, soit en tentant de
faire déduire des actes réguliers, mais qui n'ont pas eu pour
finalité de préserver le bénéfice de
l'entreprise2. Certes, le législateur interdit la
déduction fiscale de certaines dépenses qui sont
généralement appelés « les actes anormaux de gestion
par détermination de la loi » : les dépenses somptuaires
(art. 39-4 CGI), les rémunérations excessives (art. 39-1-1°
CGI) et les transferts indirects de bénéfices (art. 57 et 238 bis
A CGI). Mais ces trois cas se sont vite révélés lacunaires
au regard de certaines opérations telles que les abandons de
créance au profit d'un tiers, les prêts sans intérêts
ou les charges exposées au profit des membres de l'entreprise.
De plus, la nécessité de mettre fin à une
déduction systématique de toute dépense
régulière conduirait l'administration fiscale à porter un
jugement subjectif sur une décision de gestion. Or, le principe de
non-immixtion dans la gestion de l'entreprise s'oppose à un tel
contrôle d'opportunité.
b) La construction prétorienne de la notion : les
solutions apportées
Le principe de non-immixtion découle directement de la
liberté donnée au chef d'entreprise dans la gestion de son
exploitation. Cette liberté est étendue puisqu'elle autorise le
dirigeant à prendre des décisions qui ne sont pas
nécessairement lucratives, telles que des opérations fiscalement
optimales3, la commission d'erreurs de gestion4 ou
même le fait de ne pas tirer un maximum de profit de ses
choix5. Ces politiques conduisent à une perte de revenu pour
l'entreprise (et donc pour l'administration fiscale), pour autant, ils
relèvent de la liberté de gestion et ne peuvent être
1 COZIAN (M.), Les grands principes de la fiscalité
des entreprises, LITEC, 1999, 4ème éd., p. 92
2 Si la première hypothèse est sanctionnée
par la théorie de l'abus de droit, la seconde éventualité
posait quelques difficultés et ne trouvait pas de réponse.
3 Rép. Min. n° 15.603, JO Déb. AN 20 mars
1971 : « En présence de deux techniques juridiques, dont la
finalité est identique, il est licite d'opérer un choix en
fonction de la fiscalité »
4 CE, 7ème et 9ème
sous-sect., 24 avril 1981, req. n° 24638 : Dr. Fisc. 1981, n° 42,
comm. 1866, concl. SCHRICKE ; RJF 1981, n° 6, p. 306 : concernant une
exploitation déficitaire et le choix des dirigeants de ne pas augmenter
le tarif des commissions.
5 Illustration, CE, 8ème sous-sect. 7
juillet 1958, n° 35977 : Dr. Fisc. 1958, n° 44, comm. DUPONT, p. 938
: « [...] le contribuable, qui n'est jamais tenu de tirer des affaires
qu'il traite, le maximum de profit que les circonstances lui auraient permis de
réaliser [...] »
prohibés. L'élaboration d'une théorie
visant à refuser la déductibilité de certains actes ne
pouvait donc se fonder sur le critère de la perte de profit.
Mais las de voir des bases d'imposition s'évaporer
injustement, la jurisprudence est venue s'immiscer dans cette liberté de
gestion tant nuisible pour la prospérité de l'entreprise et pour
l'administration fiscale. Dans l'arrêt du 7 juillet 1958, elle approuve
explicitement l'initiative de l'administration fiscale qui avait refusé
de déduire une dépense qu'elle jugea contraire aux articles 38 et
39 CGI. Pour la première fois, les juges permettent à
l'administration de remettre en cause les actes ne relevant pas d'une gestion
normale car réalisés « dans un intérêt
commercial étranger à l'entreprise »1.
Par une lecture a contrario des articles 38 et 39
CGI, le Conseil d'État a donc doté l'administration d'un outil de
mesure -l'intérêt social-, venant contrebalancer le pouvoir
exorbitant accordé au Fisc. Malgré ces lacunes, la
préservation de l'intérêt social apparait central tout
comme elle l'est pour l'abus de bien social.
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