II. Les mécanismes de l'acte anormal de gestion
à la lumière de
l'abus de bien social
Les mécanismes de la théorie de l'acte anormal
de gestion répondent donc à des exigences moins importantes que
pour l'abus de bien social qui implique la réunion de plusieurs
critères. Pour autant, ces nuances n'aboutissent pas à une
contrariété entre ces deux notions. Toutes deux sanctionnent les
atteintes à l'intérêt social (A.) aboutissant à une
perte financière (B.).
A. Une atteinte à l'intérêt social
1) Les objectifs de l'atteinte à
l'intérêt social
a) Acte anormal de gestion : des objectifs variés
Un chef d'entreprise qui a recours à un acte anormal de
gestion peut avoir trois types de desseins. Le premier est assez rare, il
s'agit de l'objectif fiscal. Dans cette hypothèse le chef d'entreprise
porte atteinte à l'intérêt social pour des raisons
d'opportunité fiscale. Le problème n'est pas la
réalité de l'acte mais sa déduction du
bénéfice brut. Il peut s'agir de la recherche d'un transfert
de
1 LEPAGE (A.), MAISTRE du CHAMBON (P.) et SALOMON (R.), Droit
pénal des affaires, LITEC, 2008, p. 289 : « Comme souvent en
droit pénal des affaires, la qualité de dirigeant social postule
la mauvaise foi »
2 Le chef d'entreprise doit avoir eu conscience d'agir contre
l'intérêt social. Ceci permet de différencier acte anormal
de gestion et erreur de gestion.
bénéfice1, de la recherche d'un
bénéfice fiscal plus favorable2 ou d'une
volonté d'obtenir une exonération de plus-values3.
La deuxième finalité du chef d'entreprise est
beaucoup plus fréquente et protéiforme. Ce sont les objectifs
visant à privilégier un intérêt autre que
l'intérêt social. Notons à titre liminaire que le seul fait
d'agir pour le compte d'un tiers n'est pas en soit suffisant puisque un acte
peut concilier l'intérêt de l'entreprise avec un autre
intérêt. Il peut s'agir de l'intérêt personnel d'un
dirigeant social qui déduit du bénéfice le coût des
travaux de son appartement4, de l'intérêt d'un
associé, de l'intérêt d'un tiers par rapport à
l'entreprise qui bénéficie d'un prêt sans
intérêt dont le montant est là encore déduit du
bénéfice imposable5. Enfin, l'intérêt
poursuivi peut être « moral » comme le fait de prendre en
charge spontanément l'hébergement d'associés ayant subi
une fraude des dirigeants6.
Une dernière hypothèse doit être
évoquée : celle de l'incompétence ou l'insouciance de
l'auteur de l'acte qui néglige délibérément
l'intérêt de la société. Citons l'exemple de
l'expert-comptable qui déposait tous les ans les déclarations
fiscales de ses clients en retard et qui s'engageait à prendre en charge
les pénalités de retard qui en découlaient. Il
déduisait ensuite ces pénalités de son
bénéfice. Mais lasse de ces méthodes, l'administration
fiscale refusa de les déduire du bénéfice car ne «
résultant pas de l'exercice normale de la profession
»7. La frontière avec l'erreur de droit est mince
mais « l'entêtement coupable »8 de l'auteur
constitue une piste de différenciation.
b) Abus de bien social : une atteinte nécessairement
commise à des fins personnelles
Contrairement la théorie de l'acte anormal de gestion,
la définition de l'abus de bien social exige la preuve d'un usage abusif
des biens à des fins personnelles9. Cette précision
enferme donc le délit dans l'hypothèse d'une atteinte à
l'intérêt social au profit exclusif, direct ou indirect des
dirigeants. Ce dol spécial qui rend plus difficile la constitution du
délit, illustre également
1 CE 17 juin 1992, req. n° 74882
2 CE 24 février 1978, req. n° 2372
3 CE 19 novembre 1984, req. n° 35491
4 CE 4 décembre 1981, req. n° 19133
5 CE 7 janvier 1976, req. n° 94314 : une avance sans
intérêt avait été consentie au père des
associés
6 CE 14 avril 1976, req. n° 92197
7 CE 27 février 1991, req. n° 66971 ; concl. FOUQUET,
RJF 1991, n° 4, p. 264
8 COZIAN (M.), Les grands principes de la fiscalité
des entreprises, LITEC, 1999, 4ème éd., p. 105
9 Le code de commerce précise : « (...) à des
fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou
entreprise dans laquelle il était intéressé directement ou
indirectement »
l'extrême précision de la définition de
l'abus de bien social qui contraste avec le flou entourant la théorie de
l'acte anormal de gestion. Afin d'adoucir la rudesse de cette exigence, la
jurisprudence n'hésite pas à présumer l'utilisation
à des fins personnelles notamment dans le cas de
prélèvements occultes d'un dirigeant1, la charge de la
preuve étant ainsi renversée.
De manière générale,
l'intérêt personnel renvoie à la recherche d'un
enrichissement matériel, mais pas seulement. Il peut également
s'agir d'un intérêt moral absent de la théorie de l'acte
anormal de gestion : la recherche d'une notoriété2 ou
d'un confort personnel3, la préservation de la
réputation familiale 4 ou de relations personnelles
d'amitié5.
Cette compréhension de l'intérêt personnel
qui s'avère être finalement très large se distingue de
l'acte anormal de gestion qui ne s'intéresse qu'à l'intention de
l'auteur de l'acte et non à ses projets. Cette différence
s'explique en partie par la conception strictement économique du droit
fiscal des affaires.
2) Les techniques employées
a) Acte anormal de gestion : omission ou commission
L'acte anormal de gestion se scinde en deux catégories
: d'une part la renonciation à un profit (abstention), d'autre part
l'intégration de charges étrangères à
l'intérêt de l'entreprise (acte positif). Dans les deux cas,
l'acte peut avoir été réalisé pour le compte d'un
tiers ou pour le compte d'un membre de la société. Nous ne nous
intéresserons qu'aux actes réalisées au profit des membres
de la société pour deux raisons principales : d'une part, la
notion de « tiers » revêt une acceptation particulière
en droit fiscal, point qui sera développé en deuxième
partie. D'autre part, cette démarche favorisera la comparaison avec la
notion d'abus de bien social qui se concentre exclusivement sur les agissements
commis au profit des dirigeants.
La renonciation à un profit constitue une abstention
anormale qui nuit à l'entreprise, malgré l'évolution de la
notion d'intérêt social qui ne renvoie plus uniquement à la
recherche de profit. La renonciation prend la forme d'une vente par la
société d'un bien pour un prix inférieur à sa
valeur vénale6, d'un loyer insuffisant7 ou d'une
avance sans intérêt. Les charges étrangères à
l'intérêt de
1 Crim. 11 janvier 1996
2 Crim. 20 mars 1997, Rev. Sociétés 1997, p. 581,
note Bouloc
3 Crim. 26 juin 1978, JCP.1978.273 : le fait de faire
rémunérer par la société le personnel de maison
4 Crim. 3 mai 1967, Bull. Crim., n° 148
5 Crim. 19 juin 1978, Bull. Crim., n° 202
6 Exemple : CE 24 juin 1994, n° 128420
7 CE 25 novembre 1981, n° 11383
l'entreprise quant à elles renvoient au paiement par la
société d'un loyer excessif pour la location consentie par l'un
de ses membres mais également à l'entretien du train de vie du
dirigeant.
Ces hypothèses, lorsqu'elles sont commises par des
dirigeants sociaux sont toujours des abus de bien social et peuvent faire
l'objet de poursuites pénales.
b) Abus de bien social : l'atteinte est davantage morale
Traditionnellement, les abus commis par les dirigeants sont
regroupés en trois catégories : d'une part, les dirigeants
possédant un compte d'associés débiteur. D'autre part les
dirigeants touchant une rémunération excessive. Enfin, les
dirigeants opérant une confusion entre leur patrimoine et celui de la
société. Si la première hypothèse renvoie à
des agissements particuliers, la rémunération excessive est
également un acte anormal de gestion par détermination de la loi
(art. 39-1-1° CGI).
De façon moins catégorique, les usages abusifs
renvoient à des situations diverses et entendue de façon
extensive. En effet, contrairement à l'acte anormal de gestion, la
simple utilisation lorsqu'elle est abusive peut constituer le
délit1. Or, la théorie fiscale ne s'intéresse
pas aux simples agissements et ne se préoccupe que des actes ayant une
répercussion fiscale. Cette différence, a priori mineure,
illustre parfaitement l'une des grandes divergences de conception entre droit
fiscal et droit pénal. A travers l'abus de bien social, les juges
pénaux ne se préoccupent pas seulement de l'appauvrissement de la
société mais contrôlent et sanctionnent les agissements
délictueux des auteurs, peu importe les retombées
financières.
B. Une perte financière consécutive
à cette atteinte
1) L'admission commune de la notion de « risques
» pour la sociétéa) L'admission par le
droit fiscal
Depuis l'arrêt « Loiseau »2,
l'administration fiscale considère que l'acte faisant courir un «
risque manifestement excessif » pour la société
relève d'une gestion anormale. Cette position peut apparaitre
étrange puisque toute gestion n'est pas sans risque, pourtant
l'administration fiscale entend par là contrôler les gestions
cavalières de certains dirigeants, qui font ainsi peser une incertitude
sur les finances publiques.
1 Exemple : l'utilisation excessive d'un
hélicoptère appartenant à la société
2 CE 17 octobre 1990, cf. supra
Dans cette espèce, M. Loiseau s'était
engagé à indemniser les pertes subies par les clients dont il
gérait le portefeuille. Le contexte était particulier : d'une
part, l'auteur de l'acte pensait agir conformément à
l'intérêt social et d'autre part, cet acte pouvait être vu
comme un moyen de fidéliser la clientèle. Pour autant, la
disproportion de cet engagement constituait à long terme un risque vital
pour la société. Les juges décidèrent donc
d'élargir la notion d'acte anormal de gestion et estimèrent que
l'intéressé avait « excédé manifestement
les risques qu'un chef d'entreprise peut être conduit à prendre
pour améliorer le résultat de son exploitation ».
Cet arrêt étend considérablement la notion
d'acte anormal de gestion pour trois raisons principales : tout d'abord, l'acte
anormal de gestion peut être constitué même sans intention
d'agir contrairement à l'intérêt social.
L'élément intentionnel n'est plus un critère
déterminant. Ensuite, l'appauvrissement de la société ne
peut être qu'hypothétique. Enfin, cet arrêt étend
considérablement le domaine de l'acte anormal de gestion,
empiétant ainsi sur la notion d'erreur de gestion.
b) L'admission par le droit pénal
L'admission de la notion de risque par le droit pénal
est ancienne. En effet, si le code de commerce ne précise nullement que
la perte financière constitue une des conditions constitutives du
délit, c'est que seule l'atteinte à l'intérêt social
préoccupe le juge pénal, peu importe qu'elle ait donné
lieu à des pertes financières ou non. L'aspect économique
est secondaire et le délit (qui dérive de l'abus de confiance)
est avant tout moral : la loi sanctionne des dirigeants malhonnêtes.
Cette position a été officialisée par un
arrêt en date de 19551 qui considère comme
répréhensible « tout acte qui fait courir un risque
anormal au patrimoine social ». Afin de déterminer de
manière pertinente la notion de risques, il est fait usage de deux
outils : d'un côté le préjudice pouvant résulter de
l'usage du bien et de l'autre, l'avantage susceptible d'être
dégagé par la société2.
La notion de « risques » conduit à une
conclusion similaire pour l'acte anormal de gestion et pour l'abus de bien
social. Pourtant, les raisonnements qui fondent cette acceptation sont
rigoureusement différents et illustrent les divergences fondamentales
sur la question financière entre droit fiscal et droit pénal.
1 Crim. 10 mai 1955, Bull. Crim. n° 234
2 JEANDIDIER (W.), Droit pénal des affaires,
DALLOZ, 6ème éd., p. 372
2) La perception différente de la perte
financière
a) Acte anormal de gestion : le rôle déterminant
du critère de la perte financière
La principale conséquence qui découle d'un acte
anormal de gestion est la perte financière subie par l'entreprise.
Au-delà d'un simple constat incident, cette perte financière
injustifiée constitue le critère déclencheur de
l'application de la théorie. Afin de mieux appréhender son
rôle, il convient de se référer aux objectifs mêmes
de la théorie de l'acte anormal de gestion. Son but est en effet de
corriger un manque à gagner subi par l'entreprise et donc, indirectement
par l'administration fiscale. Et c'est en raison de cette atteinte
(économique) au patrimoine social, que la théorie de l'acte
anormal de gestion est appliquée1. Même dans le cas de
« risque », l'atteinte économique est déjà
certaine.
Dès lors, la théorie revêt une dimension
presque exclusivement économique contrairement à l'abus de bien
social qui met l'accent sur l'aspect moral du délit. La perte
financière dont souffre l'entreprise en raison de l'acte anormal ne fait
l'objet d'une répression fiscale que parce qu'il porte indirectement
atteinte aux finances publiques. Le rôle central de la perte
financière n'est pas perçu de la même manière pour
l'abus de bien social, dans laquelle elle apparait presque secondaire.
b) Abus de bien social : le rôle incident de la perte
financière Concernant le délit d'abus de bien social,
l'impact financier des agissements n'est pas le déclencheur de la
répression mais davantage la preuve de l'atteinte à
l'intérêt social. La récupération de la perte
financière n'est pas une fin mais un moyen de prouver l'abus de bien
social. En effet, afin de constater l'atteinte à l'intérêt
social, le juge pénal ne se contente pas de rechercher une atteinte
seulement économique, il tient également compte de
l'enrichissement personnel du dirigeant au détriment de la
société. Le dol spécial interdit donc de ne se fier qu'aux
pertes financières de la société pour condamner le
dirigeant2.
Dès lors, le préjudice matériel de la
société est davantage un indice de l'atteinte qu'un
critère constitutif. De plus et comme nous l'avons
précédemment précisé, l'atteinte à
l'intérêt social peut également être
morale3. Cet aspect moral imprègne la matière
pénale et conduit à élargir la
1 GOUYET (R.), La théorie de l'acte anormal de
gestion, PA.2000, n° 225, p. 4 : « Ainsi, ce sont
essentiellement des intérêts financiers et surtout
économiques de l'entreprise qui sont les vraies composantes de la
normalité fiscale ».
2 JEANDIDIER (W.), Droit pénal des affaires,
DALLOZ, 6ème éd., p. 376 : l'auteur y voit un
rapprochement avec l'abus de confiance ce qui n'est guère
étonnant puisque l'abus de bien social découle directement de
l'abus de confiance.
3 LEPAGE (A.), MAISTRE du CHAMBON (P.) et SALOMON (R.), Droit
pénal des affaires, LITEC, 2008, p. 290
compréhension de la notion d'intérêt social
par rapport au droit fiscal qui n'y voit qu'une perte financière.
L'intérêt social apparait malgré tout au
coeur de toutes les préoccupations. Pour autant, la notion souffre d'une
image controversée qui la fragilise et conduit à s'interroger sur
son utilisation.
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